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Les psys sont-ils devenus fous?

Triste, anxieux, épuisé, colérique? Vous vous remettez mal d’un deuil ou d’une séparation? Vous tuez vos enfants parce que votre femme vous a trompé? Le manuel des psychiatres a un diagnostic pour vous.

Par Marie-Claude Bourdon

11 avril 2016 à 14 h 04

Mis à jour le 12 avril 2016 à 11 h 04

Illustration: Sophie Casson

Professeur au Département de psychologie, Louis Brunet reçoit aussi des patients en consultation. L’un de ces patients, un homme qui avait vécu des événements dramatiques, ne manifestait pas beaucoup d’émotions. «Comme s’il était gelé», dit le professeur. Au fil de la thérapie, le patient se reconnecte peu à peu à ses émotions. Il commence même à pleurer. Pour le psychologue, c’est bon signe. Mais pas pour le médecin généraliste, qui lui prescrit des antidépresseurs. Dans le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM), le manuel utilisé pour diagnostiquer les troubles mentaux, pleurer fait partie de la liste des symptômes de la dépression.

«Avoir des émotions trop fortes, ce n’est plus normal!», s’exclame Louis Brunet, qui déplore le modèle diagnostique derrière le DSM, basé sur des listes de symptômes à cocher. «Suivant cette logique, il suffit d’ajouter un symptôme ou d’en changer un dans la liste pour multiplier les diagnostics», observe le psychologue.

De nombreux états autrefois considérés comme faisant partie de l’expérience humaine normale sont aujourd’hui décrits dans les manuels de psychiatrie et traités comme des maladies. Vous êtes triste à la suite d’un deuil ou d’une séparation? Vous souffrez peut-être de dépression ou d’un trouble de l’adaptation. Vous avez tendance à vous faire du souci? Vous avez sans doute un trouble de l’anxiété. Votre enfant fait des crises? On pourra lui diagnostiquer un trouble oppositionnel avec provocation. «La première édition du DSM, en 1952, comptait 125 pages et 60 diagnostics, dit le professeur du Département de sociologie Marcelo Otero. Le DSM V, paru en 2013, compte 1000 pages et environ 400 diagnostics!»

Parmi les facteurs ayant contribué à cette explosion, Louis Brunet mentionne les pressions exercées par l’industrie pharmaceutique. «Quand on dispose d’un médicament pouvant traiter tel ou tel symptôme, souligne le psychologue, cela peut être avantageux de voir reconnaître un nouveau trouble associé à ces symptômes ou de faire modifier un diagnostic existant.»

Une véritable épidémie

 Il n’y a pas que le nombre de diagnostics qui a augmenté de façon exponentielle depuis les années 1950. La prévalence de la dépression, devenue l’une des principales causes de consultation chez le médecin, ne cesse de croître. Dans ce cas, tout comme pour l’hyperactivité chez les enfants, on fait face à une véritable épidémie.

Comment expliquer ce phénomène? Nombreux sont ceux qui refusent de le réduire à un dysfonctionnement cérébral. «On a remplacé des explications d’ordre moral par des explications de type scientifique», avance le professeur du Département de philosophie Christian Saint-Germain. «Autrefois, on punissait l’enfant indiscipliné à l’école pour le rendre plus docile. Aujourd’hui, on le traite avec des molécules. C’est encore plus violent, car il n’y a pas de discussion possible. C’est la société qui a raison et si tu ne t’adaptes pas, c’est que tu es malade. D’ailleurs, les enfants qui prennent du Ritalin sont de bons candidats à la prise d’antidépresseurs à l’adolescence.»

Chez les garçons de 6 à 24 ans, les deux médicaments d’ordonnance les plus consommés au Canada sont les psychostimulants pour le trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH) et les antidépresseurs. Chez les filles, qui en consomment beaucoup plus, les antidépresseurs arrivent en deuxième position après les contraceptifs oraux. Mais c’est entre l’âge de 45 et 64 ans que la prise d’antidépresseurs est à son maximum pour les deux sexes, révèle Statistique Canada: 17% des femmes et 8% des hommes en prennent!

Un problème social

«On n’a jamais pris autant d’antidépresseurs et, pourtant, il n’y a jamais eu autant de dépressions, observe Marcelo Otero. Quand autant de gens souffrent, le problème ne peut pas être seulement dans le cerveau, il est social.»

«Même la souffrance que l’on croit la plus intime est dictée par le social», renchérit Christian Saint-Germain. Tout un discours social – articles de magazines, best-sellers, émissions de télévision – nous sert de grammaire pour comprendre et exprimer nos émotions. «La dépression est une maladie comme une autre. Consultez votre médecin!», disent les publicités. «On fait comme si la dépression se résumait à un déficit de sérotonine dans le cortex préfrontal et on la traite comme une infection à levures, commente le philosophe. Sur les dépliants des fabricants de psychotropes, on voit de jeunes femmes souriantes en train de faire leur marché. Leur message: il suffit de prendre des antidépresseurs et hop!, on peut reprendre ses activités. C’est terrible, parce que ça évacue toute recherche de sens. »

À chaque époque correspond une manière de souffrir, relève Marcelo Otero. «Au début du siècle dernier, c’était la névrose. Aujourd’hui, c’est la dépression.» La névrose, rappelle le sociologue, révélait une société hiérarchisée, marquée par les tabous, les interdits et la répression de la sexualité (particulièrement pour les femmes), où la famille jouait un rôle extrêmement contraignant. «Dans la dépression, ni la famille ni la sexualité ne sont en cause, dit-il. La dépression est l’expression d’une société marquée par l’individualisme, dont les vertus cardinales sont l’autonomie, la responsabilité et la performance. Dans cette société, plus rien n’est interdit. Le drame, c’est de ne pas être à la hauteur.»

Selon Marcelo Otero, il est impossible de penser ce qu’on appelait autrefois la «folie» sans considérer le contexte social. Or, c’est justement ce que l’on a voulu faire en éliminant le mot folie. «Les aliénistes voulaient séparer les vrais problèmes de santé mentale des autres cas de déviance morale, dit le sociologue. Mais c’est une fausse distinction, car pour tout problème de santé mentale, il faut toujours se demander ce qui pose problème à la société.»

L’affaire Turcotte

«La folie, note Marcelo Otero, c’est aussi une façon de désigner ce que nous ne comprenons pas. C’est pourquoi on dit de quelqu’un qui tue ses enfants qu’il est fou.» Les deux procès de Guy Turcotte, qui a poignardé ses enfants à mort, ont fait couler beaucoup d’encre sur la question des diagnostics psychiatriques. La défense du cardiologue, trouvé non coupable lors de son premier procès, en 2011, reposait en effet sur la notion de non-responsabilité criminelle pour cause de trouble mental.  

Si certaines maladies mentales, comme les psychoses, peuvent entraîner une perte de contact avec la réalité – en proie à des hallucinations, certains voient le diable ou croient que quelqu’un veut les tuer, par exemple –, la situation était beaucoup moins claire dans le cas de Guy Turcotte, qui n’avait aucun antécédent de trouble mental.

«On a dit que l’accusé souffrait d’un trouble d’adaptation avec humeur dépressive et, sur ce diagnostic, les experts s’entendaient, dit Louis Brunet. Le problème, c’est la portée explicative d’un tel diagnostic. Des milliers de gens peuvent souffrir d’un tel trouble et ne tueront jamais personne!» Le trouble d’adaptation, précise-t-il, c’est la difficulté de s’adapter à un événement pénible. On aura du mal à se concentrer, on sera fatigué, on perdra l’envie de travailler… «L’un des experts au deuxième procès a dit du trouble d’adaptation que c’était le rhume de la psychiatrie», rappelle le psychologue.

«Si Guy Turcotte avait appartenu à une autre culture, on aurait parlé de crime d’honneur et non de santé mentale, croit Marcelo Otero. Les hommes qui battent leur femme ou qui abusent de leurs enfants ne sont pas fous. Ils sont dans un rapport de pouvoir.» Les avocats de Guy Turcotte réclament pourtant un troisième procès, continuant d’affirmer que leur client était sous l’emprise d’un trouble mental lorsqu’il a commis l’irréparable.

Psychiatrisation de la pratique juridique

Dans Le nouveau sujet du droit criminel. Effets secondaires de la psychiatrie sur la responsabilité pénale, Christian Saint-Germain rappelle la grave responsabilité qui incombe au système de justice de ne pas condamner des malades. Mais, selon lui, la psychiatrie a fini par obnubiler les tribunaux. «En recourant à l’expertise psychiatrique, le droit cherche à se donner l’apparence de l’objectivité scientifique, dit-il. Mais l’opinion d’un psychiatre n’est pas scientifique!»

Pour en arriver à un verdict de non-responsabilité criminelle, la question posée à l’expert psychiatre vise à établir si, au moment de commettre son crime, l’accusé était en proie à un trouble mental l’empêchant de distinguer le bien du mal. «On demande à l’expert: Pouvez-vous nous dire, rétrospectivement, dans quel état mental était l’accusé? Mais c’est impossible!», croit Christian Saint-Germain.

Le philosophe critique tout particulièrement les expertises partisanes. Il n’est pas le seul. Plusieurs, y compris des psychiatres, ont désapprouvé l’instrumentalisation de la psychiatrie à laquelle le procès a donné lieu. «Le fait que l’expertise soit manipulable par les avocats des différentes parties entache la crédibilité des psychiatres», affirme la professeure du Département des sciences juridiques Emmanuelle Bernheim, précisant que «les experts psychiatres sont presque toujours les mêmes et que les juges savent très bien de quel côté ils campent».

Comment en est-on arrivé là? «Pour comprendre le phénomène de psychiatrisation du système juridique, il faut replacer les tribunaux dans leur contexte, souligne la juriste. La cour est un reflet de la société. Les juges sont, eux aussi, influencés par le discours sur la maladie mentale.»

Selon Emmanuelle Bernheim, la défense de non-responsabilité criminelle n’est cependant pas si facile à faire valoir. À son avis, le cas de Guy Turcotte – «un médecin qui jouissait d’un statut social très valorisé, qui avait beaucoup d’argent pour se payer les meilleurs plaideurs et tous les experts qu’il voulait» – demeure exceptionnel. La juriste cite le cas d’une personne atteinte de déficience intellectuelle, connue pour avoir des troubles de comportement, qui avait mis le feu à la résidence où elle était hébergée. «Cette personne a été jugée apte à subir son procès et capable de faire la différence entre le bien et le mal, dit-elle. On l’a mise en prison.»

À priori, Luka Rocco Magnotta, dont le dossier médical montrait des antécédents de psychose et de schizophrénie, aurait pu être reconnu non criminellement responsable. Dans son cas, pourtant, cette défense a été rejetée.  Les jurés ont estimé qu’il savait ce qu’il faisait quand il a tué sa victime et l’a découpée en morceaux.

Au regard du droit canadien, un psychopathe peut faire la différence entre le bien et le mal. «Mais encore faut-il avoir une compréhension morale de ces différences, note le professeur du Département de philosophie Luc Faucher. Le psychopathe qui tue est capable de dire que c’est mal. Le problème, c’est que ça ne le dérange pas que ce soit mal, pas plus que de mâcher de la gomme en public ou que d’écrire un texto en classe.»

Un personnage très organisé et méticuleux comme Magnotta ne correspond pas à l’image que le public se fait du malade mental, souligne Louis Brunet. «Pourtant, dit-il, on peut être très malade tout en conservant ses capacités cognitives.» Donc être parfaitement capable d’orchestrer un crime crapuleux.

Qu’est-ce que la folie? Qu’est-ce que le trouble mental? Selon Louis Brunet, une réflexion s’impose sur la question de la responsabilité criminelle. Mais aussi sur la façon de poser des diagnostics de troubles mentaux. Des sujets qui divisent. Dans ses classes, la moitié des étudiants sont convaincus qu’une personne qui tue ses enfants est forcément sous l’emprise d’un trouble mental… L’autre moitié croit le contraire.

«Cela peut être rassurant de se dire qu’une personne qui bat ses enfants le fait parce qu’elle a un trouble de personnalité violente, observe Marcelo Otero. Mais est-ce un trouble mental ou un problème social? Une personne systématiquement méchante est-elle seulement méchante ou souffre-t-elle d’une maladie mentale?»

Dans les années 70, rappelle-t-il, l’homosexualité, socialement inacceptable, était encore classée comme un trouble mental. Aujourd’hui, on a retiré l’homosexualité des manuels de psychiatrie, mais le fétichisme y figure toujours parmi les troubles paraphiliques. «Les fétichistes souffrent-ils davantage que les gens qui, pour avoir du plaisir, ont besoin de courir le marathon ou de grimper l’Everest? demande Marcelo Otero. Probablement pas. Mais le sexe demeure plus problématique dans notre société que le sport. D’autres cultures ont la religion pour leur dire ce qui est bien ou mal. Nous avons la psychiatrie.»

Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 14, no 1, printemps 2016.