Série Cinquante ans d’histoire
L’UQAM, qui célèbre son 50e anniversaire en 2019-2020, a déjà beaucoup d’histoires à raconter. La plupart des textes de cette série ont été originalement publiés de 2006 à 2017 dans le magazine Inter. Des notes de mise à jour ont été ajoutées à l’occasion de leur rediffusion dans le cadre du cinquantième.
Le féminisme est dépassé? Pas si l’on en croit l’engouement pour les études féministes à l’UQAM. «C’est une illustration de la revitalisation du féminisme à laquelle on assiste en ce moment», affirme Francine Descarries, professeure au Département de sociologie et membre fondatrice de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF).
Créé en 1990, l’IREF célèbre cette année [en 2016] son 25e anniversaire. Fort de quelque 220 membres [plus de 400 en 2019], dont plus de 70 professeures, il représente en Amérique du Nord le plus important regroupement francophone de chercheuses universitaires dédiées à la formation et à la recherche féministes. En témoigne la tenue à l’UQAM, en août 2015, du 7e Congrès international de recherches féministes dans la francophonie, organisé par l’Institut, qui a réuni plus de 900 participants, femmes et hommes, provenant de 40 pays.
L’IREF a vu le jour grâce aux efforts d’une poignée de pionnières dans les années 1970, tient à rappeler Francine Descarries. «En 1972, 13 jeunes professeures et chargées de cours se sont regroupées pour donner le premier cours sur l’histoire universelle des femmes, raconte la sociologue. Ce fut le coup d’envoi des études féministes à l’UQAM.»
En 1976, les professeures Anita Caron, Karen Messing, Nadia Fahmy-Eid, Micheline De Sève, Francine Descarries et d’autres mettent sur pied le Groupe interdisciplinaire d’enseignement et de recherche sur les femmes (GIERF), l’ancêtre de l’IREF. «C’est vers le milieu des années 1980, au moment où un solide noyau de professeures féministes avait pris racine à l’UQAM, que fut lancé le projet de créer l’IREF», note Francine Descarries.
Les professeures avaient d’abord jonglé avec l’idée de créer un département doté de ses propres programmes de formation, calqué sur le modèle des Women Studies qui prévalait alors dans les universités anglophones. «Les chercheuses de l’UQAM ont privilégié une autre approche consistant à donner un caractère interdisciplinaire aux études féministes afin d’éviter leur ghettoïsation», souligne Rachel Chagnon (Ph.D. histoire, 2009), professeure au Département des sciences juridiques et actuelle directrice de l’IREF.
Selon la professeure Lori Saint-Martin, embauchée par le Département d’études littéraires en 1991 pour y développer un axe de recherche et d’enseignement en études féministes, cette formule était unique. «La création au fil des ans d’un certificat et de concentrations en études féministes à tous les cycles dans une quinzaine de disciplines, principalement en sciences humaines et sociales et en arts, a permis d’offrir aux étudiantes une formation pluridisciplinaire tout en faisant irradier la perspective féministe dans différents champs du savoir», observe la triple lauréate du prix littéraire du Gouverneur général dans la catégorie traduction et du prix André-Laurendeau en sciences humaines de l’Acfas (2013).
Une vraie science ?
L’appui institutionnel de l’UQAM au développement des études féministes a été majeur pour faire reconnaître la légitimité scientifique de ce champ du savoir. Cela dit, les professeures de l’IREF se sont parfois heurtées à des résistances.
«Certains collègues n’étaient pas convaincus que nous faisions de la vraie science, note Francine Descarries. Adoptant une posture scientifique positiviste, ils reprochaient aux études féministes leur caractère engagé, comme si une sociologue ou une historienne féministe ne pouvait pas faire de la très bonne science basée sur l’observation des faits.»
Ce préjugé antiféministe continue d’imprégner les sciences humaines, observe la professeure au Département d’études littéraires Martine Delvaux, auteure de l’essai Les filles en série. Des Barbies aux Pussy Riot et du roman Blanc dehors. «Des batailles doivent encore être menées pour que le point de vue féministe soit représenté dans le corps professoral, dans les cours et dans les projets de recherche.»
Chose certaine, l’IREF n’est pas un regroupement de recherche comme les autres. Depuis toujours, il se définit comme un «agent de transformation sociale», un rôle qu’il défend dans son Plan stratégique de développement. «Dès que l’on questionne les rapports de pouvoir et d’inégalité entre les hommes et les femmes, on s’inscrit forcément dans une perspective de changement social», dit Martine Delvaux. «Le cadre de pensée féministe n’est pas seulement un outil d’observation et d’analyse, renchérit Francine Descarries. Il est aussi porté par un projet politique d’émancipation.»
Mobiliser les savoirs
À travers le temps, les contributions de l’IREF aux recherches ont été nombreuses et variées. «Les réflexions de Francine Descarries sur le patriarcat et sur l’histoire du mouvement des femmes au Québec, de même que ses recherches sur la conciliation famille-travail avec Christine Corbeil, ont été particulièrement importantes, rappelle Rachel Chagnon. On peut aussi citer les travaux pionniers de Karen Messing en santé et sécurité sur les conditions des travailleuses, les études de Lori Saint-Martin sur l’écriture au féminin, les recherches de Maria Nengeh Mensah sur les travailleuses du sexe, les contributions de Mélissa Blais et de Francis Dupuis-Déri à la compréhension du masculinisme et de l’antiféminisme, ou encore le travail de Line Chamberland sur le sexisme et l’homophobie.»
En 1982, l’UQAM a conclu une entente avec Relais-femmes, un organisme représentant plusieurs groupes de femmes au Québec. «Ce protocole, géré par le Service aux collectivités de l’Université, a permis de répondre, grâce aux ressources de l’IREF, aux besoins de recherche, de formation et d’expertise de centaines de militantes féministes», observe la directrice de l’Institut, qui collabore elle-même avec le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale afin de créer des outils juridiques de défense de leurs droits.
Après avoir participé à la mise sur pied, en 2005, de l’Alliance de recherche IREF/Relais-femmes (ARIR), consacrée notamment au transfert et à la valorisation des connaissances dans les milieux universitaire et communautaire, l’Institut a servi de tremplin à la création, en 2011, du Réseau québécois en études féministes (RéQEF). «L’idée de mobiliser les savoirs respectifs des chercheuses universitaires et des groupes de femmes a toujours été au cœur de la mission de l’IREF, bien avant que le concept de “mobilisation des connaissances” ne soit à la mode», indique Francine Descarries.
Féminisme au pluriel
Traversé par divers courants de pensée et formes d’engagement, le féminisme au Québec se conjugue au pluriel. Au fil des ans, de nouvelles sensibilités sont apparues autour de la notion de genre, des questions de l’intersexualité et de la transsexualité, de la décriminalisation de la prostitution, de la pornographie et des rapports du féminisme aux femmes autochtones et aux minorités culturelles. Des questions qui suscitent l’intérêt des jeunes féministes et qui engendrent des désaccords au sein du mouvement.
«Au cours des années 1990, des féministes ont développé une réflexion sur la situation des femmes qui subissent simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination: racisme, sexisme, homophobie», rappelle Rachel Chagnon. Parallèlement, d’autres ont commencé à démontrer que les différences de genre sont le produit d’une construction sociale et non la manifestation d’un masculin et d’un féminin naturels ou immanents.»
Les féministes ont cessé de croire à l’universalité de la condition féminine. «Qu’ont en commun une professeure d’université blanche et des ouvrières travaillant au salaire minimum ou des femmes autochtones?, demande Francine Descarries. Comment construire la solidarité entre les femmes, alors que des clivages et des inégalités existent entre elles? Comment parler d’une voix commune tout en reconnaissant la diversité? Le féminisme est aujourd’hui aux prises avec ces questions.»
Les diverses formes de domination subies par les femmes et les résistances qu’elles y ont opposées sont devenues des objets d’étude et de débats grâce à l’acharnement des féministes, estime la doctorante et chargée de cours en sociologie Mélissa Blais (M.A. histoire, 2007), membre de l’IREF depuis 2005 [aujourd’hui diplômée du doctorat (Ph.D. sociologie, 2018) et professeure associée à l’IREF]. «Résultat, dit-elle, l’androcentrisme est de plus en plus remis en cause en histoire, en sociologie et en philosophie, de la même façon que les récits nationaux se sont transformés parce que, notamment, des groupes autochtones et racisés se sont battus pour que leurs points de vue et leurs particularités soient reconnus.»
Lori Saint-Martin se réjouit que tous les courants de pensée féministes soient représentés au sein de l’IREF. «Comme n’importe quel mouvement social ou intellectuel, le féminisme a ses différends internes. L’IREF doit demeurer un lieu de bourdonnement intellectuel, de circulation des savoirs et des points de vue, où toutes et tous peuvent se sentir accueillis.» La force du féminisme réside dans sa capacité à se remettre en question et à entendre les voix discordantes, croit Mélissa Blais. «Contrairement à d’autres mouvements sociaux dans l’histoire, le féminisme persiste parce qu’il est pluriel et anti-autoritaire.»
Une relève assurée
Au cours des 25 dernières années, l’IREF a contribué à la formation de chercheuses et de féministes engagées dans différentes sphères d’activités et milieux de pratique: enseignement, médias, mouvement communautaire, officines gouvernementales. «Des étudiantes de tous les cycles nous disent avoir choisi l’UQAM pour bénéficier de son expertise en études féministes», souligne Rachel Chagnon.
Une nouvelle génération de féministes militantes a émergé, observe Francine Descarries. «Mes étudiantes actuelles font partie des plus belles cohortes que j’ai connues dans ma carrière. Le fait qu’elles aient réinvesti l’espace public pour faire entendre leur parole et faire valoir leurs droits m’enthousiasme au plus haut point, même si je ne suis pas toujours d’accord avec leurs actions», dit-elle avec un sourire.
Martine Delvaux abonde dans ce sens. À la ministre de la Condition féminine Lise Thériault et à sa collègue de la Justice Stéphanie Vallée, qui endossent avec difficulté l’étiquette de «féministes», la professeure a adressé une lettre ouverte. Cet «humanisme» que vous défendez, écrit-elle, «est une manière de noyer le poisson, de faire dévier le sujet d’une conversation qui a pour objet d’analyser les mécanismes, nombreux et divers, qui installent et maintiennent la domination d’une moitié de l’humanité sur l’autre». Heureusement, selon elle, les étudiantes d’aujourd’hui voient les choses autrement. «Depuis que je suis à l’UQAM, je dis toujours à mes étudiantes que nous avons l’obligation de nous battre, y compris dans la rue, pour défendre les droits des femmes parce que les femmes forment une population fragilisée, meurtrie, faisant l’objet de violence. Aujourd’hui, je n’ai plus besoin de leur expliquer ça, elles le savent déjà.»
Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 14, no 1, printemps 2016.