Après les infractions pénales et criminelles, les différends entre locataires et propriétaires constituent le plus important contentieux judiciarisé au Québec en termes de volume de dossiers traités. Chaque année, la Régie du logement est saisie d’environ 70 000 demandes provenant principalement (89 %) de propriétaires, dont la majorité réclament l’expulsion de locataires, révèle une étude réalisée par le professeur du Département des sciences juridiques Martin Gallié, en collaboration avec le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec, le Service aux collectivités de l’UQAM et les étudiants Julie Brunet, Catherine hamel et Richard-Alexandre Laniel.
«Depuis 1980, la Régie du logement reçoit en moyenne, chaque année, entre 30 000 et 50 000 demandes d’éviction pour non-paiement de loyer et pour des retards fréquents, précise Martin Gallié. Le nombre de locataires concernés est probablement plus élevé si on considère que près de la moitié des ménages locataires comptent plus d’une personne dans le logement. Et ces données ne tiennent pas compte des expulsions dites négociées ou imposées par les propriétaires, lesquelles peuvent être plus nombreuses que celles autorisées par un tribunal, comme cela a été démontré aux États-Unis.»
Fait étonnant, les données sur le nombre de personnes finalement expulsées et sur les catégories sociales auxquelles elles appartiennent sont pratiquement inexistantes au Québec, un phénomène aussi observé aux États-Unis et en Europe. «Le contentieux locatif est l’un des moins analysés, note le professeur. Ce désintérêt des pouvoirs publics et de la doctrine juridique à l’égard du phénomène des expulsions est fort préoccupant.» Des études ont pourtant démontré les répercussions des expulsions, notamment sur l’accroissement de la pauvreté urbaine et sur le développement de problèmes de santé. «Une recherche conduite aux États-Unis a montré que les personnes expulsées se retrouvent ensuite dans des quartiers défavorisés où, dans 60 % des cas, elles paient un loyer équivalent ou supérieur à celui qu’elles payaient précédemment», dit Martin Gallié.
Au Québec, des associations de locataires dénoncent l’augmentation continue des loyers, le faible nombre de logements sociaux et la priorité accordée par les tribunaux aux demandes d’expulsions par rapport aux causes d’insalubrité ou de moisissures. Comme le rapportait le quotidien Le Devoir, en janvier dernier, de nombreux projets de logements sociaux en région sont paralysés à la suite de coupes imposées au programme AccèsLogis. Selon la Société d’habitation du Québec (SHQ), près de 60 000 personnes au Québec, dont 60 % à Montréal, se trouvaient sur la liste d’attente pour une habitation à loyer modique en 2014. «L’Association des propriétaires du Québec dénonce, de son côté, la “surprotection” du locataire et “déclare la guerre aux mauvais payeurs”, souligne le chercheur. Elle demande aussi l’abolition du contrôle des loyers et l’accélération des procédures d’expulsion.»
Non-paiement et retards
L’étude dirigée par Martin Gallié traite exclusivement des expulsions pour deux motifs permettant la résiliation du bail: le non-paiement du loyer depuis plus de trois semaines et les retards fréquents. En 2014-2015, la Régie a cumulé plus de 35 000 dossiers pour non-paiement depuis plus de trois semaines et plus de 5000 pour des retards fréquents. L’équipe de recherche s’est appuyée sur une analyse de la jurisprudence, sur des observations d’un peu plus de 130 audiences à la Régie, sur des témoignages et des échanges avec des intervenants de groupes de défense des droits des locataires, sur l’étude de la doctrine juridique disponible et sur l’analyse de quelque 360 jugements rendus.
En ce qui concerne le contentieux du non-paiement, le plus important traité par la Régie, les dispositions du Code civil du Québec sont claires. Dès que le locataire est en retard de plus de trois semaines, le propriétaire peut demander la résiliation du bail. Si l’échéance est le premier du mois, l’action en résiliation pourra être entreprise le 22 du même mois. Si le paiement du loyer n’a pas été effectué à l’expiration de ce délai, le magistrat doit ordonner la résiliation du bail, quels que soient le montant dû (2 dollars, 20 dollars ou plus), le nombre de loyers en retard, les causes d’insolvabilité du locataire et les conséquences de l’expulsion. «Le régisseur n’a aucun pouvoir discrétionnaire, observe Martin Gallié. Le locataire peut plaider tout ce qu’il veut – chômage, erreur de date ou de montant sur le chèque du loyer, perte d’un emploi, hospitalisation, retards dans le versement de ses prestations d’aide sociale –, rien ne peut empêcher la résiliation si elle est demandée.» Une fois l’ordonnance de résiliation émise, le locataire a un droit d’appel de 30 jours avant que le jugement ne soit exécutoire. Dans la grande majorité des cas (80 %), toutefois, les propriétaires peuvent procéder à l’expulsion forcée des le 11e jour de la date du jugement.
Au regard des 360 jugements analysés, il ne semble pas y avoir une grande différence entre le nombre de demandes d’expulsion et le nombre d’expulsions ordonnées. «L’expulsion est automatiquement ordonnée en matière de non-paiement depuis plus de trois semaines, tandis qu’elle est ordonnée dans près de 85 % des cas de retards fréquents», indique le chercheur. Cela dit, il arrive que des locataires parviennent à conclure une entente avec le propriétaire à l’issue du procès ou avant jugement ou que le propriétaire décide de renoncer à l’expulsion.
Locataires et avocats absents
Deux résultats de l’étude sont particulièrement préoccupants en termes d’accès à la justice: le taux d’absentéisme (68 %) des locataires aux audiences et leur faible représentation par un avocat. Selon Martin Gallié, l’absence aux audiences témoigne du sentiment d’impuissance des locataires. «Pour eux, le jeu n’en vaut pas la chandelle, dit-il. Pressés de trouver rapidement un nouveau logement, ils ont peu de temps et d’énergie pour se lancer dans une procédure de contestation qui risque de ne pas aboutir. On pourrait tout de même envisager, comme c’est le cas en France, des politiques proactives afin de favoriser la présence des locataires aux audiences.»
Par ailleurs, les locataires ne sont presque jamais représentés par un avocat (seulement dans 3,2 % des cas), révèle l’étude. Pourraient-ils avoir droit à l’aide juridique? «La Commission de l’aide juridique peut refuser de l’aide en matière de contentieux locatif, notamment en cas d’expulsion, si elle estime que les moyens de défense des locataires ont peu de chance de succès», souligne le professeur.
Dans son offre de services, la Régie a adopté deux dispositions visant à accélérer le traitement des demandes d’expulsion: un droit d’audience prioritaire et l’exclusion de la conciliation en cas de non-paiement. Les audiences sont non seulement expéditives – d’une durée de 2 à 10 minutes en moyenne –, mais les causes pour non-paiement sont entendues en un mois et demi, alors que les causes civiles générales attendent en moyenne plus de 20 mois. «Les plaintes des locataires pour moisissures, par exemple, lesquelles touchent 30 % des logements à Montréal, mettent plus de deux ans avant d’être entendues. Il s’agit pourtant d’un enjeu de santé publique», dit Martin Gallié.
Un «modèle performant»
Aucun tribunal n’est aussi performant en termes de délai. Pour certains économistes libéraux, la procédure d’expulsion de la Régie est présentée comme un modèle. «L’ensemble de la procédure repose sur l’occultation des causes financières du non-paiement des loyers et des conséquences sociales de l’expulsion, soutient le professeur. Elle ne laisse aucune marge de manœuvre aux 48 magistrats de la Régie – 40 régisseurs et 8 greffiers spéciaux – pour évaluer la proportionnalité des mesures à adopter, contrairement à ce qu’exigent certains États européens et la Cour européenne des droits de l’homme. En France, une personne qui fait l’objet d’une mesure d’expulsion doit rencontrer un travailleur social, lequel fait rapport à un magistrat pour qu’il examine la possibilité d’un échelonnement du remboursement.»
Selon Martin Gallié, l’étude illustre combien «la réglementation québécoise relative aux expulsions reste hermétique à toute considération sur les rapports de force réels entre propriétaires et locataires.»