L’épinette noire, l’espèce la plus abondante et la plus représentative de la forêt boréale d’Amérique du Nord, aurait du mal à s’adapter aux années chaudes et sèches enregistrées récemment dans l’ouest et le centre du Canada. Qu’en est-il au Québec ? C’est ce qu’ont voulu vérifier des chercheurs liés au Centre d’étude de la forêt, au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec et au Consortium Ouranos sur la climatologie. «Nos résultats suggèrent que l’effet favorable d’un climat plus chaud sur les taux de croissance au nord du 49e parallèle surpassent les effets négatifs potentiels d’une réduction de l’eau disponible», affirme le premier auteur de l’étude, le postdoctorant Loïc D’Orangeville. L’article, intitulé «Northeastern North America as a potential refugium for boreal forests in a warming climate», est publié dans la prestigieuse revue Science.
C’est en analysant les cernes de croissance d’arbres provenant de 16 450 peuplements à travers 583 000 km² de forêts boréales au Québec – soit l’équivalent de la superficie de l’Espagne! – que les chercheurs en sont arrivés à ce constat. «Le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs évalue chaque année la productivité des forêts québécoise en effectuant des mesures de sol et de croissance des arbres. Des techniciens prélèvent des carottes d’arbre sur chaque site, ce qui leur permet ensuite d’établir, entre autres, les paramètres de coupe pour les compagnies forestières», indique Loïc D’Orangeville, qui effectue son postdoctorat sous la direction du professeur Daniel Kneeshaw.

Ces échantillons ont été prélevés entre le 46e et le 52e parallèle, de 1960 à 2004. «Ils n’avaient jamais été validés, explique le jeune chercheur. Il y a des arbres, par exemple, qui ne présentent pas de cerne de croissance pour certaines années ou qui ont un double cerne. Il a fallu effectuer un travail de moine – et développer une méthode automatisée efficace! – pour jumeler chaque cerne avec la bonne année.»
Les chercheurs ont ensuite croisé les données validées avec les données historiques concernant la température et la disponibilité de l’eau – ou stress hydrique, c’est-à-dire l’équation entre la quantité d’eau obtenue par précipitation et la quantité d’eau évaporée à cause du temps chaud pour un territoire donné. De manière intuitive, on pourrait penser que l’épinette poussera davantage à mesure que la saison chaude s’allonge, mais ce n’est pas ce qui se produit dans l’ouest du pays, en raison du manque d’eau dans le sol. «C’est aussi ce qu’on a observé dans le sud du Québec, où l’augmentation des températures a des effets défavorables sur l’épinette noire, car les quantités d’eau ne sont pas suffisantes pour compenser l’augmentation des températures», affirme Loïc D’Orangeville.
Au nord du 49e parallèle, le portrait est différent. «Les données de croissance suggèrent que le réchauffement du climat est favorable à l’épinette noire, poursuit le postdoctorant. En utilisant les modèles climatiques réalisés par Ouranos pour l’horizon 2070, nous avons constaté qu’une grande partie de cette zone sera encore propice à la croissance de l’espèce, qui pourrait même migrer encore plus au nord.»
Les entreprises forestières ne devraient pas se réjouir trop vite, prévient toutefois le chercheur, car le réchauffement des températures n’est pas le seul facteur pouvant jouer sur les populations d’épinette noire. Il ne faut pas oublier l’impact des feux de forêt ou celui des ravageurs, comme la tordeuse des bourgeons de l’épinette, qui migre aussi plus au nord en raison du réchauffement climatique. «Cela dit, en cette période où la communauté scientifique et les pouvoirs publics sont préoccupés par l’effet des sécheresses, comme on le voit en Californie depuis quelques années, nos résultats soulignent l’importance de trouver des zones refuges préservées des effets potentiellement néfastes du réchauffement climatique», conclut Loïc D’Orangeville.