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Détournement de mangas

Bienvenue dans l’univers du yaoi: des parodies de mangas à saveur homo-érotique créées par des femmes pour des femmes.

17 décembre 2015 à 12 h 12

Mis à jour le 18 décembre 2015 à 17 h 12

Ich will dich, une fanart yaoi conçue à partir de l’oeuvre originale Ouran High School Host Club.Image: Raffi-kins

L’étudiante en sémiologie Lila Roussel  a mis la main sur un corpus fascinant pour sa thèse de doctorat: le yaoi, un genre à saveur homo-érotique apparu sous forme de parodies de mangas populaires.  «Un corpus rempli de singularités», souligne-t-elle. Produit surtout par des femmes pour des femmes – mais ne mettant pas de femmes en scène –, ce corpus s’est révélé parfait pour étudier «les mécanismes par lesquels on peut investir un corps fictionnel qui donne une extension de l’expérience réelle», explique la doctorante, qui s’intéresse à l’expérience de lecture d’œuvres érotiques.

Inspirés par l’univers et les personnages des mangas, les yaois se présentent souvent comme de courtes vignettes sans véritable scénario. «Ce genre littéraire né dans les cercles d’amatrices et souvent auto-publié ne se prend pas au sérieux», dit Lila Roussel. Cela dit, certaines œuvres de yaoi constituent des sagas en plusieurs volumes et le genre occupe aujourd’hui une part de marché importante au Japon. Il y a des jeux vidéo et des dessins animés yaoi. «Des maisons d’édition se spécialisent dans le yaoi et on trouve à Tokyo un quartier entier de boutiques qui en vendent», rapporte la chercheuse.

Une esthétique androgyne

L’esthétique propre au yaoi se caractérise par des corps d’hommes aux physionomies très féminisées.Image: Sen Cross, Hiji et Ryo de la communauté Animexx.

«L’esthétique propre au yaoi se caractérise par des corps d’hommes aux physionomies très féminisées, alors que dans la porno japonaise dessinée par et pour les hommes, on a plutôt affaire à des corps très masculins, très musclés et dotés de beaucoup de pilosité, décrit Lila Roussel. La psychologie des personnages se distingue aussi.»

De même que les femmes ont traditionnellement été exclues de la littérature de genre en Occident («On a longtemps conseillé aux femmes qui voulaient publier du fantastique ou de la science-fiction de prendre un nom d’auteur masculin», souligne la chercheuse), ce n’est qu’à partir des années 60 que les Japonaises ont commencé à infiltrer l’univers du manga. Le yaoi a fait son apparition dans la foulée. «Les mangas s’adressant aux adolescents, très centrés sur l’action, l’aventure et la prouesse physique, étaient aussi lus par des filles, qui ont commencé à les parodier pour s’amuser, raconte la doctorante. Dans le yaoi, l’action est centrée sur les relations entre les personnages, les filles ayant tendance à faire une lecture homo-érotique des mangas mettant en scène des personnages masculins.»

Phénomène de la marge, le yaoi suscite l’intérêt des gens de l’industrie du manga, qui fréquentent les marchés alternatifs pour voir ce qui se fait dans les fanzines, indique Lila Roussel. Des maisons d’édition de mangas proposeraient même des contenus expressément conçus pour susciter ce genre de réponse de la part des lectrices. «On voit souvent dans les mangas populaires pour garçons un sous-texte homo-érotique et on a du mal à croire que ce type de contenu n’est pas placé là pour provoquer une lecture de type yaoi», affirme la doctorante.

Malgré les tabous entourant l’homosexualité, le yaoi s’est vite répandu. «Au Japon, on ne craint pas la subversion littéraire, parce qu’on fait une séparation très nette entre la fiction et la réalité, dit Lila Roussel. Ce qui peut paraître très subversif ou même immoral sera sans conséquence parce que l’on considère que c’est circonscrit au monde imaginaire.»

La popularité des yaois déborde les frontières du Japon. On en produit jusqu’en Indonésie, un pays où les droits des homosexuels ne sont pourtant pas reconnus. «En Chine, malgré le fait que l’homosexualité soit maintenant décriminalisée, de nombreuses jeunes auteures de yaoi ont été victimes de répression au cours des dernières années, accusées de produire du matériel pornographique», rapporte la chercheuse. En dehors de l’Asie, le yaoi trouve aussi des adeptes en Europe, en Amérique du Nord, en Amérique Latine et en Afrique, et les productions d’origine non japonaise se multiplient. De plus, le lectorat masculin (de toutes orientations sexuelles) semble être en croissance.

Le slash occidental

Dans le slash, le capitaine Kirk et le Dr Spock peuvent enfin se laisser aller à leurs véritables désirs!

Le yaoi comporte un équivalent occidental, le slash fiction, apparu presque simultanément mais de façon indépendante au milieu des années 70. De ce côté-ci du monde, c’est Star Trek qui a fourni l’imaginaire de départ. Dans le slash, le capitaine Kirk et le Dr Spock peuvent enfin se laisser aller à leurs véritables désirs! «Le slash – des parodies à caractère pornographique mettant en vedette des personnages masculins de la science-fiction ou de la littérature fantastique – est produit essentiellement par des femmes, en réaction à une culture populaire de laquelle elles se sentaient exclues en tant que créatrices», dit la chercheuse. 

D’abord échangées par la poste, ces fanafictions ont profité de l’émergence du photocopieur pour se développer. Grâce à la technologie, il devenait beaucoup plus facile de s’auto-publier et d’assurer la distribution de ses créations. «Au Japon comme en Occident, cette culture littéraire très hédoniste est typique de l’esprit do it yourself, relève Lila Roussel. Avec le développement d’Internet et des réseaux sociaux, la production a explosé!»

Selon la chercheuse, plusieurs facteurs peuvent expliquer l’intérêt pour le yaoi  (ou le slash), tant de la part des productrices que des consommatrices du genre. Elle voit dans le yaoi «une subversion des inégalités de genre inscrites à même l’hétérosexualité», libératrice en soi. Mais aussi un véritable pied de nez à l’industrie pornographique dominée par le regard masculin et préoccupée uniquement par la recherche du profit plutôt que par le développement artistique.

Sortir de la tyrannie du genre

«Quand on regarde n’importe quel film romantique hétérosexuel, il y a souvent une identification forcée à l’un ou l’autre des personnages, observe-t-elle. Dans le yaoi, le caractère ambigu et très androgyne des personnages donne aux lecteurs la possibilité de les interpréter comme ils le veulent, ce qui permet de sortir de la tyrannie du genre, en dépit de la forte codification des rôles sexuels que l’on retrouve dans les yaois

Lila Roussel

Le yaoi donne par ailleurs aux femmes l’occasion de s’approprier le médium pornographique pour instaurer quelque chose qui répond davantage à leurs besoins et à leurs désirs, croit Lila Roussel. Contrairement à une industrie de la porno souvent contrôlée par des éléments criminels, «le yaoi, qui repose sur le dessin plutôt que sur la photo, n’a pas recours à des pratiques d’exploitation et ne tend pas à l’objectification exlcusive et systématique du corps féminin», souligne-t-elle.

Dans le contexte de sa thèse, codirigée par les professeurs Julie Lavigne, du Département de sexologie, et Pierre Poirier, du Département de philosophie, la chercheuse s’intéresse «aux mécanismes cognitifs mobilisés par l’expérience de lecture d’un lecteur dans son corps».  L’œuvre d’art ou l’œuvre littéraire sollicite non seulement les capacités rationnelles d’analyse, mais aussi le corps du lecteur, insiste la chercheuse. «Pour décrire les mécanismes à l’œuvre dans l’expérience de l’œuvre pornographique, il faut tenir compte de l’enchevêtrement du corps et de l’esprit», dit-elle. Et le yaoi, avec ses corps fictionnels très stylisés, constitue un corpus de choix pour une telle recherche.