Du traditionnel jeu de patience à l’application Angry Birds sur nos téléphones intelligents, le jeu est partout et nous devenons tous des joueurs d’une façon ou d’une autre. Cette révolution ludique, car c’est bien ce dont il s’agit, acquiert lentement mais sûrement ses lettres de noblesse. On assiste en effet depuis une quinzaine d’année à l’émergence des game studies, les études vidéoludiques s’imposant au même titre que les études cinématographiques. «Les études sur le jeu se multiplient, car le phénomène est désormais incontournable, affirme Maude Bonenfant. Certains jeux vidéo attirent jusqu’à 70 millions de joueurs et les recettes de l’industrie ont surpassé celles du cinéma.»
La professeure du Département de communication sociale et publique vient de faire paraître Le libre jeu. Réflexion sur l’appropriation de l’activité ludique (Liber), un ouvrage tiré de sa thèse de doctorat en sémiologie, qui portait sur une analyse de la production du sens et de l’appropriation dans le jeu en ligne World of Warcraft. «Au départ, j’ai dû me questionner sur ce qu’était un jeu… et j’ai fait toute ma thèse sur le sujet», souligne en riant la jeune chercheuse, qui était dirigée par Charles Perraton, professeur au Département de communication sociale et publique, et Bernard Perron, professeur à l’Université de Montréal.
Un espace de liberté
«Le jeu est souvent défini selon les catégories manichéennes du “bien” et du “mal”, souligne Maude Bonenfant. On l’a longtemps accusé d’être cause d’une perte de temps, d’aliénation, de renfermement, de perte de repères. On l’a associé aux enfants, à la futilité. Selon Aristote, les grands hommes ne perdaient pas leur temps à jouer. Puis, dans la chrétienté, on a associé le jeu au vice, à l’âme faible.»
Ce regard moralisateur est demeuré jusqu’à ce que des auteurs – parmi lesquels l’historien Johan Huizinga (1872-1945), le philosophe allemand Eugen Fink (1905-1975) et le philosophe français Jacques Henriot (1926- ) – montrent que le jeu est producteur de culture, qu’il est un concept philosophique et une manière de se comprendre comme individu. «Il est alors devenu un moyen de socialiser, d’apprendre, de se découvrir et de se divertir», souligne Maude Bonenfant.
Le concept de jeu, explique-t-elle dans son ouvrage, est inextricablement lié à celui d’éthique, en raison de la tension qui existe dans l’espace de jeu entre la liberté des joueurs et les règles auxquelles ils doivent se plier. «C’est la façon de s’approprier les règles d’un jeu qui fait naître ce rapport éthique: certains se conforment aux règles, tandis que d’autres les poussent à leurs limites», explique-t-elle.
L’auteure a constaté au cours de ses recherches que les grands joueurs de jeux vidéo sont extrêmement créatifs. Ils repoussent les règles du jeu et innovent constamment en matière de stratégies. «Socialement, nous avons catégorisé différemment les joueurs et les artistes, mais dans leur rapport au monde, ils agissent de la même façon, dit-elle. Il n’y a pas de différence entre un musicien, par exemple, qui répète 25 à 30 heures par semaine, et un joueur qui consacre le même temps devant son écran.»
Petit ou grand joueur, c’est notre rapport au monde qui est en filigrane dans le jeu, estime Maude Bonenfant. Celui qui triche au jeu devient souvent tricheur dans la vie, celui qui joue fair-play aura tendance à suivre les règles en société et celui qui invente de nouvelles stratégies développe des qualités d’innovateur. «Ce que nous faisons du jeu est un apprentissage de ce que nous pouvons faire de notre vie, précise la chercheuse. Comme dans le jeu, nous devrions tous nous ménager un espace de liberté dans notre vie quotidienne afin de déployer notre imagination, de repenser notre monde et de nous le réapproprier à notre goût.»
Acceptation sociale grandissante
Depuis qu’elle s’intéresse au phénomène, Maude Bonenfant a vu diminuer les perceptions négatives à l’égard des jeux vidéo. «La console Wii a modifié la perception du jeu en rejoignant un large public d’enfants, de femmes et de personnes âgées, souligne-t-elle. Puis, il y a eu les téléphones intelligents. On ne sourcille même plus quand on voit une personne jouer à un jeu dans le métro.» C’est toutefois la montée des sports électroniques qui a fait bondir l’acceptation sociale du jeu au cours des dernières années, croit la chercheuse. Commanditées par des compagnies, les compétitions mondiales de StarCraft, Counter Strike ou League of Legends attirent des joueurs de haut calibre qui peuvent gagner des prix de plusieurs millions de dollars. D’autres tournois s’apparentent à la Coupe du monde de soccer ou aux championnats internationaux de hockey. «L’impact de tous ces changements a été important sur la façon dont les joueurs sont perçus et se perçoivent eux-mêmes. Auparavant, plusieurs cachaient leur pratique. Ce n’est plus le cas aujourd’hui», note-t-elle.
De plus en plus présent, le jeu est utilisé dans différents domaines, notamment en marketing, ajoute Maude Bonenfant. Selon elle, il faut porter un regard critique pour déterminer s’il s’agit véritablement de jeu ou d’un détournement de la fonction ludique au profit d’autre chose, comme on le fait dans la nouvelle concentration «Jeux vidéo et ludification» de la maîtrise en communication. «Cette prolifération du jeu peut être perçue comme positive ou négative. C’est à nous, socialement, de déterminer la place que nous voulons accorder au jeu.»
Des vedettes mondiales
Un canal de diffusion entièrement dédié aux jeux vidéo, Twitch, fait compétition à YouTube et attire des millions de joueurs et de spectateurs qui regardent des parties de différents jeux, en temps réel ou en différé. «Le plus connu des joueurs est PewDiePie, un Suédois de 26 ans qui vit du jeu sur le Web», souligne Maude Bonenfant.
En Corée du Sud, il existe un véritable vedettariat du jeu vidéo. «Certaines chaînes de télé dédient l’entièreté de leur programmation aux compétitions de jeux vidéo. Je ne serais pas étonnée que l’on assiste ici à la naissance du même genre de chaînes», prédit-elle.