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Beautés mathématiques

Rêveurs, contemplatifs, révolutionnaires, les mathématiciens, comme les artistes, sont toujours en quête d’une beauté éternelle.

Par Marie-Claude Bourdon

12 avril 2015 à 14 h 04

Mis à jour le 12 novembre 2015 à 15 h 11

La fractale de Mandelbrot, du nom de Benoît Mandelbrot, le mathématicien qui a créé le mot en 1974 pour désigner cet objet mathématique. 

Chez les mathématiciens, la contemplation de certaines équations déclenche des émotions comparables à celles ressenties devant un tableau de maître ou à l’écoute d’un grand concerto, révèle une étude publiée l’an dernier sur le site Frontiers in Human Neuroscience. Incroyable? Les chercheurs britanniques qui ont réalisé cette étude ont observé, grâce à un appareil d’imagerie cérébrale par résonance magnétique fonctionnelle, le cerveau de 16 mathématiciens à qui on avait demandé d’évaluer la beauté d’une soixantaine de formules mathématiques. L’expérience a montré que les plus belles formules activaient les mêmes régions cérébrales et déclenchaient dans le cortex préfrontal de ces sujets une activité aussi intense que celle générée par des œuvres d’art.

Si elle surprend les profanes, qui ne voient dans les mathématiques qu’une discipline aride, dominée par une logique froide et dépourvue d’émotion, cette découverte suscite tout au plus un sourire chez le mathématicien François Bergeron. À l’instar de la plupart de ses collègues du Département de mathématiques, il n’avait nul besoin qu’on lui prouve une chose pour lui aussi évidente. N’a-t-il pas déjà déclaré, dans une capsule réalisée pour l’émission Découverte de Radio-Canada, qu’un mathématicien est comme un romancier qui cherche à raconter une belle histoire et que seules les plus belles formules survivent à l’épreuve des siècles?

Beauté et mathématiques sont liées depuis l’époque des Grecs, pour qui la géométrie et l’arithmétique, au même titre que l’astronomie et la musique, étaient à la base des idées de beauté et d’harmonie. Pour Pythagore, le nombre est le principe de toute chose et les rapports entre les nombres décrivent la façon dont l’univers est construit. Quant à Platon, il considère la beauté mathématique, en raison de son abstraction, comme la forme la plus élevée de la beauté.

La beauté du monde

Christophe Hohlweg, un autre professeur de mathématiques qui aime les belles histoires, rappelle qu’au départ, mathématiciens comme philosophes essaient d’expliquer le monde qui les entoure. «Alors que les philosophes s’intéressent à des sujets “difficiles” comme l’amour ou la beauté, dans lesquels il entre beaucoup de subjectivité, les mathématiciens se sont dit qu’ils allaient se concentrer sur des choses plus simples: comment décrire le cercle, le carré ou le triangle, par exemple? Pour faire cela, ils ont développé un langage, les mathématiques, qui ne laisse aucune place à l’interprétation, souligne-t-il. Mais c’est toujours la même quête visant à comprendre la beauté du monde. Pourquoi est-ce si beau, un cercle? Comment expliquer cette chose parfaite?»

« Pourquoi est-ce si beau, un cercle? Comment expliquer cette chose parfaite? »

Christophe Hohlweg,

professeur au Département de mathématiques

Selon Christophe Hohlweg, la formule que le mathématicien découvre découle de la compréhension d’une beauté mathématique. «Beaucoup de gens pensent que nous cherchons une formule, dit-il. Mais non, nous cherchons tout simplement à comprendre une beauté, qui peut s’exprimer par une formule. Les physiciens tentent de comprendre la beauté physique de l’Univers, alors que nous, c’est sa beauté abstraite qui nous intéresse.»

Le nombre d’or

La légende veut que la proportion exprimée par Phi, que l’on appelle aussi le nombre d’or, soit le secret de la beauté de l’univers et qu’on la décèle partout dans la nature, dans la forme des coquillages, celle des fleurs ou du corps humain, ainsi que dans les temples de la Grèce et de l’Égypte antiques. Ainsi, la spirale de la coquille du nautile est une construction géométrique basée sur une série de rectangles emboîtés les uns dans les autres, dont les proportions sont définies par le nombre d’or. Ce nombre (1,61803…), que l’on retrouve effectivement dans plusieurs formes géométriques, dont le triangle isocèle, le pentagone régulier et le dodécaèdre, est également lié à la célèbre suite de Fibonacci. Des artistes modernes – Dali, Juan Gris ou l’architecte Le Corbusier – y ont eu recours.

La coquille du nautile Photo: Istock

«Il est vrai que c’est une proportion agréable à l’œil, dit Christophe Hohlweg. Mais bien des choses que l’on raconte à son sujet tiennent du mythe, un mythe en bonne partie alimenté par un philosophe allemand du XIXe siècle, Adolf Zeising, qui a développé une sorte de mystique populaire autour du nombre d’or.» Pour le mathématicien, «le nombre d’or reste anecdotique par rapport à toute la beauté des mathématiques».

Avant de plonger dans les mathématiques, François Bergeron s’est d’abord intéressé à la philosophie. Son frère Nantel Bergeron (M.Sc. mathématiques, 87), lui aussi mathématicien de haut niveau, s’était d’abord destiné à la physique. «Je voulais comprendre les grandes lois de l’Univers», nous a-t-il confié au moment de recevoir le prix Reconnaissance de la Faculté des sciences, en 2012. Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en structures algébriques combinatoires et professeur au Département de mathématiques et statistiques de l’Université York, à Toronto, il affirme que «c’est le côté artistique de la chose» qui l’a d’abord attiré vers les mathématiques. Selon lui, «la plus grande qualité d’un bon mathématicien, c’est une imagination débordante».

Qu’est-ce que l’imagination et les mathématiques ont en commun, se demandent ceux pour qui les cours de maths sont synonymes d’heures interminables passées à résoudre d’ennuyeux problèmes? François Bergeron, un doux au langage poétique, enrage quand il parle de la façon dont on enseigne les maths à l’école. «On y montre comment appliquer des recettes, dit-il. C’est totalement à l’opposé des mathématiques! Les mathématiques, ça demande de réfléchir, d’inventer. Un vrai mathématicien, c’est un révolutionnaire des idées!»

Musique et mathématiques

Beaucoup d’étudiants qui arrivent au Département hésitent entre arts et mathématiques, affirme Christophe Hohlweg. Lui-même a contemplé l’idée d’une carrière en musique avant de devenir mathématicien. «C’est Pythagore, un mathématicien, qui a découvert la gamme», note le professeur. Les lois de l’harmonique, qui gouvernent les intervalles musicaux – l’octave, la quarte, la quinte –, sont des rapports mathématiques.

Le professeur Christophe Reutenauer, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en algèbre combinatoire et informatique mathématique, est membre du Chœur de l’UQAM depuis plus de 20 ans. Un hasard? «Beaucoup de mathématiciens sont de très bons musiciens», constate ce violoniste amateur, qui a, pendant quelques années, joué avec un ensemble de musique de chambre formé de chercheurs et d’étudiants au doctorat en mathématiques.

Comme l’ont démontré les chercheurs britanniques qui ont étudié le cerveau des mathématiciens, l’émotion suscitée par une belle équation n’est pas sans rappeler celle que ressent le mélomane. «Parfois, quand on écoute une très belle pièce de Bach – ou de Miles Davis –, on a la sensation que la prochaine note doit absolument être celle-là, décrit François Bergeron. En mathématiques, quand les concepts s’agencent bien, qu’ils découlent les uns des autres, on ressent quelque chose de parallèle. C’est jouissif, comme écouter un morceau de musique que l’on trouve extraordinaire.»

« Parfois, quand on écoute une très belle pièce de Bach – ou de Miles Davis –, on a l’impression que la prochaine note doit absolument être celle-là. En mathématiques, quand les concepts s’agencent bien, qu’ils découlent les uns des autres, on ressent quelque chose de parallèle. C’est jouissif, comme écouter un morceau de musique que l’on trouve extraordinaire.»

François Bergeron,

professeur au Département de mathématiques

Certaines constructions mathématiques s’imposent avec une telle force, poursuit le professeur, qu’elles donnent aux mathématiciens le sentiment, non seulement de découvrir quelque chose, mais qu’un extra-terrestre qui se pencherait sur le même problème arriverait exactement à la même solution. «On a alors l’impression de toucher à une vérité universelle.»

L’abstraction de l’infini

Pour Christophe Reutenauer, un contemplatif qui exulte quand il se lève pour expliquer une suite de nombres au tableau, la beauté «inimaginable» des mathématiques vient en partie des liens que les mathématiciens réussissent à trouver entre des idées qui apparemment en étaient dépourvues. Mais il est très difficile, souligne-t-il en constatant le désarroi de la journaliste devant ses explications, de décrire une beauté aussi abstraite. «Le concept de nombre lui-même est une abstraction, dit-il. Comme le concept d’infini.»

La beauté des mathématiques est indissociable de cette notion d’infini. Pi – le nombre par lequel il faut multiplier le diamètre d’un cercle pour obtenir sa circonférence («En soi, c’est merveilleux l’idée que le lien entre le diamètre d’un cercle et sa circonférence soit indépendant de la taille du cercle», note François Bergeron avec ravissement) – est un nombre irrationnel, c’est-à-dire qu’il s’écrit avec un nombre infini de décimales sans suite logique apparente: 3,14159265359… Les mathématiciens sont fascinés par ces suites infinies. Le diplômé Simon Plouffe (M.Sc. mathématiques, 92), un ancien étudiant de François Bergeron qui a reçu le prix Reconnaissance de la Faculté des sciences en 2004, a découvert une méthode permettant de prédire des nombres dans la séquence de Pi sans calculer les décimales précédentes. En 1975, cet obsessif avait établi un record Guinness après avoir récité les 4096 premières décimales de Pi. On raconte qu’il en avait mémorisé 4400, mais avait choisi d’en réciter seulement 4096. Pourquoi 4096? Parce que c’est un beau nombre: 4096 = 212

Les Mathémartistes

Photo: Jean-François Hamelin

Depuis l’été 2013, l’UQAM propose un camp de jour aux jeunes de 11 à 13 ans qui allie art et mathématiques. Fruit de la collaboration entre trois facultés – art, sciences et sciences de l’éducation –, le camp permet de découvrir les mathématiques qui se cachent dans les tableaux de Miro, de Rothko ou de Kandinsky, dans l’architecture de Buckminster Fuller, créateur de la Biosphère, ou dans les pavages de Escher. À travers des ateliers de céramique, la construction d’objets insolites ou le dessin au pastel, on réfléchit en s’amusant à la différence entre le cercle et le point, à la définition de la ligne et du plan. Nul besoin d’avoir la bosse des maths pour participer. Au contraire, le camp est une façon originale d’intéresser les jeunes les plus réfractaires aux mathématiques. Les animateurs, des étudiants en mathématiques et en arts visuels, encadrent les activités qui se terminent, à la fin de la semaine, par une exposition des créations des Mathémartistes.

Comme les mathématiciens, la plupart des artistes sont fascinés par l’infini. Par toutes sortes de procédés – mise en abyme, jeux de miroirs, motifs répétés –, des artistes de toutes les époques et de tous les continents ont cherché à évoquer l’infini dans leurs œuvres, que l’on pense aux arabesques et entrelacs de l’art islamique, au tableau dans le tableau des maîtres anciens ou à la peinture moderne à base de motifs géométriques.

Le graveur hollandais Maurits Cornelis Escher aimait représenter des concepts mathématiques dans ses lithographies. Il a créé de célèbres pavages figuratifs ainsi que des tableaux comme Montée et Descente, dans lequel des gens montent et descendent en boucles infinies les escaliers d’une structure impossible à construire, ou Exposition d’estampes, sans doute l’œuvre qui a le plus fasciné les mathématiciens. Créée en 1956 et restée inachevée, la gravure représente un jeune homme regardant une estampe dans une galerie. Mais l’image s’enroule sur elle-même et, en regardant bien, on s’aperçoit que la galerie fait partie de l’estampe observée et que le jeune homme se trouve en fait dans le tableau qu’il est en train de regarder! «C’est un effet d’image dans l’image, dit François Bergeron. Pour réaliser cette œuvre, Escher a tordu son dessin et joué avec les proportions en suivant des règles de construction minutieuses, mais en arrivant au centre, il s’est trouvé incapable de l’achever.»

C’est cet espace laissé vide au centre de l’image qui captive les mathématiciens depuis plus de 50 ans. Le Néerlandais Hendrik Lenstra et des collègues ont travaillé pendant des années pour arriver à trouver, à partir de la grille et des règles d’Escher, la fonction mathématique permettant de terminer le dessin. «Ce qui est merveilleux, raconte François Bergeron, c’est qu’il faut que l’image soit tordue d’une façon extrêmement précise pour que cela fonctionne et il n’y a qu’une seule formule qui permet ça!»

Symétries

Christophe Hohlweg est particulièrement intéressé par les jeux de miroir et les symétries. «Les symétries permettent, entre autres, de créer les fractales, ces objets géométriques morcelés à l’infini», dit-il. On trouve des exemples de structures fractales dans la nature: dans les lignes de côte (chaque baie renferme ses petites baies), dans les flocons de neige ou les ramifications des bronches et bronchioles. Dans leurs conférences, tous les mathématiciens montrent des représentations de la fractale de Mandelbrot pour illustrer la beauté des mathématiques.

À quoi sert tout cela? «Est-ce qu’on demande à quoi sert la Symphonie Pastorale de Beethoven?» demande François Bergeron. «Les mathématiques, c’est très étrange, ajoute-t-il. Ça ne sert à rien, et, en même temps, c’est très utile.» Réflexions sur la beauté abstraite du monde, les mathématiques, rappelle Christophe Hohlweg, sont à la base de toutes les découvertes scientifiques. «Si on arrêtait de penser à ces belles choses, il n’y aurait pas d’ordinateurs dans nos bureaux», souligne-t-il avec un sourire.

Cinquante ans ou quelques siècles plus tard, les concepts développés par les mathématiciens permettent à d’autres de construire des ponts qui traversent des fleuves, de bâtir des édifices qui s’élancent jusqu’au ciel, de concevoir des vaisseaux qui vont dans l’espace ou d’édifier la théorie de la relativité. «Quand on fait des maths, on ne se demande pas à quoi ça sert, mais on cherche à découvrir une vérité profonde, dit François Bergeron. Et après, ce qui est incroyable, c’est que ça sert. Einstein soulignait lui-même ce fait incroyable que le pur résultat d’une réflexion mathématique puisse expliquer l’univers. On ne comprend pas pourquoi ça marche si bien, mais c’est fabuleux!»

Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 13, no 1, printemps 2015.