En 2009, le lancement du BIXI avait été entaché par la découverte d’une stratégie marketing discutable. Plusieurs mois auparavant, trois cyclistes avaient lancé le blogue «À vélo citoyens», qui faisait la promotion du vélo comme moyen de transport à Montréal, ainsi qu’une page Facebook, qui a attiré quelque 1300 personnes. Or, ces trois cyclistes n’existaient pas. Ils étaient une création de la firme Morrow Communications, engagée par Stationnement Montréal pour mousser l’arrivée de BIXI sur le marché montréalais. C’est ce que l’on appelle de l’astroturfing.
«Il s’agit d’une stratégie de communication dont la source réelle est occultée et qui prétend à tort être d’origine citoyenne», explique Sophie Boulay, chargée de cours au Département de communication sociale et publique. Celle-ci a consacré les dix dernières années à fouiller le sujet, qui a fait l’objet de son doctorat en communication et d’un ouvrage paru en début d’année: Usurpation de l’identité citoyenne dans l’espace public. Astroturfing, communication et démocratie (Presses de l’Université du Québec).
Pourquoi astroturfing ?
En 1986, le sénateur texan Lloyd Bentsen utilise le terme astroturf pour qualifier une campagne de communication. L’AstroTurf® est un revêtement synthétique imitant presque à la perfection les terrains de jeu gazonnés utilisés pour les sports amateurs et professionnels. Par ce jeu de mots, le sénateur distingue alors les efforts de citoyens, de type grassroots, des efforts d’intérêts corporatifs prétendant parler au nom des citoyens.
– Tiré de l’ouvrage Usurpation de l’identité citoyenne dans l’espace public. Astroturfing, communication et démocratie (Presses de l’Université du Québec).
C’est l’indignation que suscite l’astroturfing qui a poussé Sophie Boulay à fouiller le sujet et à y consacrer sa thèse de doctorat, sous la direction de la professeure Danielle Maisonneuve, aujourd’hui retraitée. «La nature et les effets de l’astroturfing m’interpellent, souligne Sophie Boulay. La tactique est doublement dommageable pour la démocratie, non seulement parce qu’en l’usurpant, on mine la crédibilité de la véritable parole citoyenne, mais aussi parce qu’ultimement, on réussit à influencer l’opinion publique et à influencer plus souvent qu’autrement un enjeu législatif – une loi, un règlement, un budget ou un projet.»
Ce sont surtout les entreprises privées qui recourent à l’astroturfing, mais aussi les partis politiques, les gouvernements et les organismes à but non lucratif. «Ces groupes ont des messages à livrer et ils jugent que s’ils le font à visage découvert, leur message ne passera pas, explique la chercheuse. Alors ils usurpent une identité citoyenne.»
Une évolution en deux étapes
Les grands mouvements d’opinion publique des années 1960 ont démontré la force d’une mobilisation citoyenne pour faire bouger le gouvernement. «Les grandes entreprises – tabac, pétrole et pharmaceutique, entre autres – ont récupéré ces tactiques dans les années 1970, 1980 et 1990, précise Sophie Boulay. Elles ont créé des coalitions avec des groupes citoyens existants, en les finançant généreusement, et ont créé de faux groupes d’intérêt public – comme la National Smokers Alliance ou Energy Citizens –, en mentant carrément aux gens qu’elles recrutaient sur les véritables visées de la manœuvre.»
À partir de la fin des années 1990, le développement fulgurant des technologies de l’Information et des communications (TIC), Internet en tête, a facilité l’accès à des outils permettant de lancer avec peu de moyens des campagnes d’astroturfing. Et c’est encore plus facile depuis les années 2000. «Le Web 2.0 est le terrain idéal pour la prolifération de l’astroturfing, note la chercheuse. Les sources d’information se limitent souvent aux fils Facebook et Twitter, et la véritable identité des internautes est cachée derrière un pseudonyme ou un avatar.»
Payés pour manifester !
Bien qu’il existe différents types d’astroturfing, «ce qui est plus courant, c’est le déploiement de campagnes bien organisées, où l’on demande à des gens – souvent des stagiaires en entreprise ou des bénévoles au sein des partis politiques – d’écrire des lettres d’opinion aux médias ou de participer à des discussions sur les réseaux sociaux afin de parler en bien d’un produit ou d’une idée, explique Sophie Boulay. Dans certains cas, on va même jusqu’à payer des gens pour qu’ils organisent une manifestation et passent aux nouvelles!»
On observe également la création de groupes d’intérêt, parfois de façon ponctuelle, parfois à long terme. «Les premiers sont créés pour influencer un projet de loi ou une activité précise, souligne la chercheuse. Lorsque la loi est passée, les blogues sont abandonnés et les personnes qui militaient sur Facebook “décèdent” subitement.» Les seconds défendent les valeurs d’une industrie pendant de nombreuses années, comme c’est le cas pour l’industrie du tabac ou l’industrie pétrolière, par exemple.
Comment reconnaître l’astroturfing ?
«Il faut se fier à son instinct, souligne Sophie Boulay. Souvent, les messages, les sites Web ou les publicités de ces campagnes sonnent faux. L’autre conseil, c’est de faire un clic de plus afin de vérifier la source d’une information. Faites preuve de curiosité et analysez l’information qui vous est soumise.»
Vers une législation?
La recherche scientifique a démontré les dommages que l’astroturfing peut causer à la réputation de celui ou celle qui l’utilise. Si la ruse est démasquée, il y aura bris dans la relation de confiance avec le public, qui jugera la pratique injustifiable et trompeuse. «Les firmes de relations publiques ont saisi les dangers de la manœuvre et ne la recommandent pas à leurs clients, note Sophie Boulay. En revanche, elle est encore utilisée à profusion par les firmes de marketing, un milieu où la tactique est moins dénoncée et où l’on doit jouer du coude pour susciter l’engouement envers des produits qui ont une durée de vie de plus en plus courte.»
Le Conseil européen travaille à formuler une loi contre l’astroturfing et le Bureau de la concurrence du Canada mène une consultation sur le sujet. La pratique est désormais interdite dans l’État de New York. «Tous ces projets portent toutefois sur de faux témoignages dans la sphère commerciale, déplore Sophie Boulay. On n’interdit pas la publication de fausses lettres d’opinion ou la création de faux blogues politiques, par exemple. Il y a encore du chemin à faire avant de bannir le phénomène de la sphère politique.»