La Charte québécoise des droits et libertés de la personne, qui célèbre cette année ses 40 ans, a transformé le paysage juridique du Québec. «Depuis son adoption en 1975 par l’Assemblée nationale, on a vu apparaître au Québec une culture des droits de la personne, observe le professeur Pierre Bosset, du Département des sciences juridiques. Des groupes sociaux ont appris à utiliser la Charte pour faire avancer leurs revendications, comme l’ont fait les organismes de défense des droits des gais et lesbiennes ou les personnes handicapées. Le recours à la Charte fait maintenant partie des réflexes des Québécois.»
L’adoption de la Charte, sous le gouvernement libéral de Robert Bourassa, fait suite aux revendications de groupes communautaires de défense des droits de la personne comme la Ligue des droits de l’homme (aujourd’hui appelée Ligue des droits et libertés). «Ce n’est pas une charte qui accompagne une révolution ou un mouvement populaire comme la Déclaration française des droits de l’Homme ou le Bill of Rights américain, remarque Pierre Bosset. Elle s’inscrit plutôt dans un mouvement progressiste, porté par des groupes sociaux et des universitaires.»
Le Québec était à l’époque la seule province canadienne qui n’avait pas de loi sur les droits de la personne. Adoptée en 1960, la Déclaration canadienne des droits, une loi fédérale ne faisant pas partie de la Constitution du pays, n’avait pas d’emprise sur les pouvoirs relevant des provinces. «Avant l’adoption de la Charte, aucune loi ne permettait de protéger les droits fondamentaux des Québécois, hormis les dispositions très générales du Code civil, précise Pierre Bosset. Les tribunaux, par exemple, avaient permis à un commerçant d’invoquer en toute légitimité la liberté de commerce afin d’éviter de faire affaire avec un client en raison de la couleur de sa peau».
Paru en 1963 dans la Revue de droit de McGill (McGill Law Journal), un article du professeur de droit et futur homme politique Jacques-Yvan Morin, de l’Université de Montréal, servira de base à l’élaboration de la Charte québécoise. «Devenu chef de l’opposition dans les années 70, c’est lui qui débattra du contenu de la Charte avec le ministre libéral de la Justice, Jérôme Choquette, rappelle Pierre Bosset. Nous lui devons beaucoup.»
Une charte unique
S’inspirant du droit international et de documents juridiques établis par les Nations unies sur les droits de la personne, la Charte québécoise affiche, selon le professeur, une vision globale, voire holistique, des droits et libertés. «Elle implique les dimensions économique, culturelle, civile, politique et sociale des droits, touchant ainsi à l’ensemble des droits de la personne. Comme elles ne visent qu’à interdire la discrimination, la Charte canadienne des droits et libertés et les lois provinciales sur les droits de la personne s’en tiennent pour leur part à une vision plus étroite.»
Plusieurs éléments distinguent la Charte québécoise. «Elle est la seule qui reconnaît le droit à un niveau de vie suffisant, le droit à l’instruction publique gratuite et le droit à des conditions de travail raisonnables», explique Pierre Bosset. La Charte québécoise s’applique dans les relations entre l’État et les citoyens (rapports publics) et dans les relations entre les citoyens entre eux (rapports privés), alors que la Charte canadienne ne s’applique qu’aux rapports publics. «Lorsqu’on veut louer un logement, chercher un travail ou prendre l’autobus, on peut invoquer la Charte québécoise si on nous en refuse l’accès pour un motif de discrimination, au même titre que lorsqu’on fait affaire avec l’État.»
Bien que les droits économiques et sociaux soient reconnus par la Charte québécoise, leur statut juridique demeure limité. «Normalement, ce sont les tribunaux qui interprètent les droits, sauf ceux contenus dans ce chapitre particulier qui relèvent du pouvoir politique, fait remarquer le juriste. Qu’il s’agisse du droit à un niveau de vie suffisant ou du droit à des conditions de travail justes et acceptables, c’est le gouvernement qui en détermine la portée, qui en fixe le sens.»
Menace sur la Charte?
Au fil des années, plusieurs articles de la Charte ont été modifiés, avec pour objectif d’améliorer les droits par l’ajout de motifs de discrimination comme le handicap et l’orientation sexuelle. «La tendance récente est toutefois de modifier la Charte pour limiter sa portée, dans le but de restreindre des droits, observe Pierre Bosset. La Charte est vulnérable: elle est facilement modifiable, dans le bon comme dans le mauvais sens.»
Dans la foulée du projet de Charte des valeurs québécoises, le Parti québécois souhaitait modifier un article de la Charte des droits, soit l’article 9.1, afin de limiter la portée de la liberté de religion et de l’assujettir à la notion de laïcité. «Que l’on soit pour ou contre cette proposition, c’est d’une restriction à un droit dont il s’agit, ce qui aurait constitué une première comme type de modification», déplore le professeur.
«Quels que soient les partis politiques en place, on a tendance à instrumentaliser la Charte et à lui faire dire des choses qui n’ont pas leur place dans un texte de cette nature», regrette Pierre Bosset. Selon le professeur, il faudrait réfléchir à une manière de protéger la Charte québécoise et s’interroger sur la pertinence des procédures qui permettent de la modifier. «Faudrait-il, par exemple, davantage qu’une majorité de députés à l’Assemblée nationale pour en modifier le contenu?» Le débat est ouvert…