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Un collège pas comme les autres

Établissement fondateur de l’UQAM, le Collège Sainte-Marie a contribué à former une élite éclairée.

Par Claude Gauvreau

14 novembre 2014 à 9 h 11

Mis à jour le 4 avril 2019 à 15 h 04

Série Cinquante ans d’histoire
L’UQAM, qui célèbre son 50e anniversaire en 2019-2020, a déjà beaucoup d’histoires à raconter. La plupart des textes de cette série ont été originalement publiés de 2006 à 2017 dans le magazine Inter. Des notes de mise à jour ont été ajoutées à l’occasion de leur rediffusion dans le cadre du cinquantième.

Le Collège Sainte-Marie en 1937, entre les rues Saint-Alexandre et de Bleury. Le bâtiment a été démoli en 1975, peu après l’incorporation du collège au sein de l’UQAM.Photo: Services des archives/UQAM

Que peuvent avoir en commun le poète Émile Nelligan, le journaliste André Laurendeau, le romancier Hubert Aquin et l’écologiste Pierre Dansereau? Ces personnalités, et bien d’autres, ont fréquenté dans leur jeunesse le Collège Sainte-Marie, à Montréal. Quand l’UQAM a été créée, il y a 45 ans [50 ans aujourd’hui], ce collège classique lui a fourni une partie importante de son corps professoral et de ses étudiants.

Fondé en 1848 par les Jésuites, le Collège Sainte-Marie avait la meilleure réputation parmi l’ensemble des collèges classiques, soutient Georges Leroux (B. Sp. sciences religieuses, 1972), professeur émérite au Département de philosophie, qui a étudié dans cet établissement de 1956 à 1963 et y a enseigné de 1967 à 1969. «Plusieurs de ses jeunes enseignants, jésuites et laïcs, avaient fait leur doctorat à l’étranger, rappelle le philosophe. On disait aussi que les Jésuites préféraient enseigner à Sainte-Marie à cause de la motivation, de la créativité et de l’engagement social des élèves. On n’y formait pas seulement des avocats destinés à occuper des postes dans l’appareil gouvernemental, mais aussi de futurs professeurs, journalistes, écrivains et artistes.»

Robert Comeau, professeur associé au Département d’histoire [aujourd’hui retraité], a aussi étudié et enseigné au Collège Sainte-Marie. «L’une de ses forces, dit-il, était d’avoir mis en place, dans les années 60, un système d’options spécialisées — économie, histoire, sociologie —, conçu en fonction des disciplines universitaires que les autres collèges classiques n’offraient pas.»

«La haute bourgeoisie envoyait ses enfants à Brébeuf, qui formait les politiciens, médecins et avocats de demain, alors que Sainte-Marie accueillait davantage d’élèves issus de milieux modestes.»

Yves-Marie morissette

Juge à la Cour d’appel du Québec

Autre ancien élève, le juge à la Cour d’appel du Québec Yves-Marie Morissette (B. Sp. science politique, 1972) se souvient de la rivalité qui régnait entre Sainte-Marie et Jean-de-Brébeuf, les deux collèges jésuites les plus importants au Québec. «La haute bourgeoisie envoyait ses enfants à Brébeuf, qui formait les politiciens, médecins et avocats de demain, alors que Sainte-Marie accueillait davantage d’élèves issus de milieux modestes.»

Au début des années 1960, le Québec compte une centaine de collèges classiques, qui côtoient les écoles de métier et les instituts professionnels. Établissements privés contrôlés par l’Église, ces collèges constituent alors la seule porte d’entrée à l’université. La plupart d’entre eux sont réservés aux garçons et quelques-uns sont dirigés par les Jésuites.

Un enseignement humaniste

Inspiré par un modèle éducatif conçu en Europe dans le sillage de la Renaissance, le cours classique, d’une durée de huit ans, visait à former l’élite cléricale et laïque de la nation canadienne-française.

Au Collège Sainte-Marie, comme dans la plupart des établissements dirigés par les Jésuites, l’ordre et le plan des études étaient régis par le Ratio Studiorum, véritable code pédagogique qui s’est imposé en Europe, puis en Amérique, pendant quatre siècles. «Préférant les têtes bien faites aux têtes bien remplies, les Jésuites fondaient leur enseignement sur l’humanisme, dit Georges Leroux. Ils estimaient que leurs élèves devaient connaître l’évolution de la culture humaine par l’étude des grands textes de la littérature et de la philosophie, depuis l’Antiquité jusqu’à la période moderne.»

«Les Jésuites insistaient sur l’importance des humanités pour former un esprit critique et structuré. Cette tradition n’a pas bougé pendant des siècles. Je dis souvent à mes enfants qu’il y a davantage de différences entre mon éducation et la leur qu’entre l’éducation que j’ai reçue et celle offerte à l’époque de Montaigne, au XVIe siècle.»

Georges leroux

Professeur émérite au Département de philosophie

Les élèves étudiaient notamment la syntaxe latine et les rudiments du grec dans les classes d’Éléments latins, la grammaire en Syntaxe et Méthode, le discours en Versification, la poésie (de Virgile et Homère jusqu’à Baudelaire) en Belles-Lettres, l’éloquence en Rhétorique et la philosophie dans les classes terminales.

«Les Jésuites insistaient sur l’importance des humanités pour former un esprit critique et structuré, observe le philosophe. Cette tradition n’a pas bougé pendant des siècles. Je dis souvent à mes enfants qu’il y a davantage de différences entre mon éducation et la leur qu’entre l’éducation que j’ai reçue et celle offerte à l’époque de Montaigne, au XVIe siècle.»

Classe de philosophie II «C», 1962-1963. Le professeur émérite Georges Leroux est le deuxième à partir de la droite, dans l’avant-dernière rangée. Photo: Archives des anciens du Collège Sainte-Marie

Les sciences et les technologies — à l’exception des mathématiques et de la biologie — occupaient une place moins importante dans les programmes. «Pierre Angers, lui-même un Jésuite, a écrit un ouvrage paru en 1960, intitulé Problèmes de culture au Canada français, qui critiquait la faible culture scientifique des jeunes des collèges classiques», rappelle Georges Leroux.

Grand patron de Bibliothèques et Archives Canada, Guy Berthiaume (B.Sp. histoire, 1972) affirme que son passage à Sainte-Marie, dans les années 1960, a joué un rôle essentiel dans son parcours académique. «C’est là que j’ai développé un intérêt pour l’Antiquité gréco-romaine, ce qui m’a conduit à faire un baccalauréat spécialisé en histoire ancienne à l’UQAM et un doctorat en histoire grecque à Paris dans les années 1970.» Yves-Marie Morissette abonde dans ce sens. «Mes études à Sainte-Marie m’ont ouvert les portes de l’UQAM, puis celles de la Faculté de droit de l’Université de Montréal, où j’ai obtenu une bourse pour faire un doctorat en droit à l’Université d’Oxford.»

Une institution libérale

 

On a dit que les collèges classiques soumettaient leurs élèves à une ascèse intellectuelle, à une discipline sévère et à des horaires répétitifs et monotones. Selon Georges Leroux, ce jugement ne s’applique pas au Collège Sainte-Marie, qui, soutient-il, était reconnu pour être une institution libérale au sens fort du terme. «Nous avions des cours de musique, de théâtre et de cinéma. Aucun livre n’était à l’index et les idées circulaient librement. Nous lisions Gide, Sartre et Marx.»

«Aucun livre n’était à l’index et les idées circulaient librement. Nous lisions Gide, Sartre et Marx», se souvient Georges Leroux. La bibliothèque du Collège vers 1960. Photo: Service des archives/UQAM

Le Collège Sainte-Marie ne formait pas seulement une communauté vouée à la vie de l’esprit, mais aussi un foyer de culture, note Guy Berthiaume. «Le collège a été une véritable pépinière de talents. Les membres du groupe les Cyniques y ont fait leurs premières armes. D’autres artistes de renom l’ont également fréquenté, comme le cinéaste Denys Arcand et son frère Gabriel, le musicien François Cousineau, l’auteur-compositeur-interprète Michel Rivard et les comédiens Marcel Sabourin et Serge Thériault.»

Yves-Marie Morrissette, lui, conserve l’image d’«un univers plutôt austère, où la charge de travail était lourde». Il reconnaît toutefois que les Jésuites encourageaient la liberté de pensée et de parole. «Les élèves en rhétorique ou en philo ne se gênaient pas pour écrire ce qu’ils voulaient dans le journal du collège, Le Sainte-Marie

«Notre professeur d’histoire en versification nous avait fait lire le rapport Durham au complet en vue de préparer un examen. Aujourd’hui, aucun enseignant au secondaire n’exigerait une telle chose!»

Robert comeau,

Professeur associé au Département d’histoire

L’historien Robert Comeau se souvient qu’il fallait travailler fort pour réussir. «Notre professeur d’histoire en versification nous avait fait lire le rapport Durham au complet en vue de préparer un examen. Aujourd’hui, aucun enseignant au secondaire n’exigerait une telle chose!»

Des remises en question

Dans un ouvrage intitulé Les Jésuites québécois et le cours classique après 1945 (Septentrion, 2004), Claude Corbo, ancien recteur de l’UQAM, rappelle que les critiques du type d’enseignement prodigué par les collèges classiques et de leur place privilégiée dans le système scolaire ont débuté bien avant la Révolution tranquille.

Durant les années 1950, dans un contexte marqué par la croissance démographique, le retour de la prospérité économique et la volonté de modernisation du Québec, des éditorialistes, des syndicats et des dirigeants d’entreprise déplorent le peu d’attention accordée à la formation scientifique et technique ainsi que le caractère élitiste, voire sexiste des collèges classiques. D’autres observateurs dénoncent la sous-scolarisation des Québécois francophones. Et pour cause: au tournant des années 1960, seulement 13 % des jeunes francophones terminent leur 11e année et à peine 4 % fréquentent l’université, contre 11 % des jeunes anglophones. Quant aux jeunes filles, elles ne représentent que 14 % de la population universitaire. «Plusieurs Jésuites voyaient que l’accès à l’éducation supérieure était bloqué, remarque Georges Leroux. Ils comprenaient la nécessité d’élever le niveau d’instruction de la population et souhaitaient la démocratisation du système d’éducation.»

Les Jésuites proposent d’ailleurs, à l’automne 1960, de fusionner les collèges Sainte-Marie et Brébeuf pour créer une deuxième université de langue française à Montréal, l’Université Sainte-Marie. Mais ce projet, loin de faire l’unanimité, avorte.

Le souffle de la Révolution tranquille

Les enseignants et les élèves du Collège Sainte-Marie étaient sensibles au bouillonnement social, politique et culturel qui animait la société québécoise des années 60. Au cours de cette décennie, la direction du collège procède à des réformes: suppression progressive du grec et du latin comme matières obligatoires, laïcisation du corps professoral, introduction de cours pour adultes et admission des filles à partir de 1966.

Page du journal étudiant Le Sainte-Marie, vol.VI, no 5, 3 décembre 1960. Photo: Service des archives/UQAM

Robert Comeau note la convergence, à cette époque, de mouvements en faveur de la souveraineté du Québec, de la laïcisation de l’éducation et du français comme langue d’enseignement. «Le mouvement laïc étudiant a été fondé à Sainte-Marie et le journal Le Sainte-Marie était très actif au sein de la Presse étudiante nationale, premier groupe étudiant à revendiquer l’indépendance du Québec en 1964.» Les Jésuites et les enseignants laïcs de Sainte-Marie fournissaient des arguments pour lutter contre le conservatisme, rappelle Georges Leroux. «Certains d’entre eux ainsi que leurs élèves soutenaient la revue politique et culturelle Parti pris, qui prônait l’indépendance, la laïcité et le socialisme.»

Durant cette période, dans la foulée des recommandations du rapport Parent, l’État met en branle un arsenal de mesures visant à démocratiser l’éducation: abolition progressive des collèges classiques, création des polyvalentes, mise sur pied des cégeps et du réseau de l’Université du Québec dans l’ensemble des régions. En avril 1969, le gouvernement du Québec institue par décret l’Université du Québec à Montréal et nomme son premier recteur et ses premiers administrateurs.

Pour constituer ses départements, la nouvelle université recrute parmi les enseignants du Collège Sainte-Marie, de l’École des beaux-arts de Montréal et de trois écoles normales vouées à la formation des maîtres. Professeur à l’époque au Collège Sainte-Marie, Robert Comeau soumet une demande pour enseigner au Cégep du Vieux Montréal. «On m’a dit: “non, tu vas à l’UQAM”. Pourtant, je n’avais pas de doctorat en poche, ni même de maîtrise. “On verra ça après”, m’a-t-on répondu. Les cours commençaient en septembre et j’ai reçu ma lettre de convocation le 5 août.» Quand l’UQAM ouvre ses portes à l’automne 1969, 21 % de ses professeurs détiennent un doctorat et un peu plus de 30 % sont en voie d’en obtenir un.

«Les premiers professeurs, dont plusieurs avaient été formés à Sainte-Marie, étaient à peine plus âgés que leurs étudiants, note Georges Leroux. Aspirant à un système d’éducation supérieure accessible et démocratique, ils étaient animés par le même esprit critique que celui qui régnait au Collège Sainte-Marie.» Un héritage encore bien présent à l’UQAM, 45 ans plus tard [50 ans aujourd’hui].

Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 12, no 2, automne 2014.