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Penser Facebook

La revue Pop-en-Stock lance un chantier de réflexion sur le phénomène Facebook.

Par Claude Gauvreau

24 mars 2014 à 11 h 03

Mis à jour le 17 septembre 2014 à 19 h 09

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Facebook dit beaucoup de choses sur notre société, sur nous-mêmes et sur nos rapports les uns avec les autres, souligne Antonio Dominguez Leiva.

Apparu dans le cyberespace il y a 10 ans, Facebook a franchi en 2012 la barre du milliard d’utilisateurs actifs, devenant le deuxième site le plus visité au monde après Google. «Facebook a changé nos vies. C’est pourquoi nous avons lancé un chantier de réflexion sur le sujet», explique Antonio Dominguez Leiva, professeur au Département d’études littéraires et l’un des responsables de la revue Pop-en-Stock. La revue numérique, qui scrute la culture populaire contemporaine sous toutes ses formes, a créé un dossier thématique intitulé Facebook Studies.

Facebook est un objet d’étude inépuisable qui défie les cloisonnements disciplinaires, dit le professeur. «Il n’y a pas que les chercheurs en communication qui s’y intéressent, mais aussi ceux en littérature, en philosophie et en sociologie. Le site relève à la fois de l’écriture de l’intime – des récits sur soi – et de la littérature épistolaire – des récits pour les autres. Sorte de système panoptique construit de telle sorte que tout ce qui est à l’intérieur soit visible et où tous tendent à être des voyeurs, Facebook est un vecteur de l’individualisme contemporain.»

Pour Antonio Dominguez Leiva, il est important de relever le défi de penser Facebook. «La plupart des gens l’ont intégré dans leur vie, dit-il. Des parents ont ouvert des comptes Facebook pour leur bébé et des personnes âgées, qui avaient peu de contacts avec les réseaux sociaux, ont maintenant leur profil sur le site. Facebook dit beaucoup de choses sur notre société, sur nous-mêmes et sur nos rapports les uns avec les autres.»

Une individualité transformée

Selon certains observateurs, l’hyperindividualisme et le voyeurisme caractéristiques de notre époque seraient attribuables à Facebook et aux médias sociaux en général. Pour le chercheur, Facebook est plutôt l’extension technologique d’un phénomène de société déjà existant, qu’il renforce en retour. «Des théoriciens de la postmodernité affirment que nous sommes entrés dans un nouveau régime d’individualité, dont témoigne Facebook, note Antonio Dominguez Leiva. Avec l’avènement de la modernité, l’individualité se cristallise autour de la sphère du privé, laquelle doit être protégée du public. À partir de la Révolution française, on insiste sur la nécessaire transparence du pouvoir, alors que l’individu, lui, doit pouvoir échapper au regard du public. Au XIXe siècle, la société bourgeoise verse même dans le culte du privé. C’est d’ailleurs à cette époque que se consolide la tradition du journal littéraire et de l’écriture de l’intime. Plusieurs romans, comme Madame Bovary de Flaubert, explorent l’intériorité.»

«L’individu contemporain ne consomme pas seulement des objets porteurs de valeurs et d’un style de vie. Il se consomme lui-même comme un objet.»

Antonio Dominguez Leiva

Professeur au Département d’études littéraires

Tout au long du XXe siècle, toutefois, l’individualité se transforme sous l’impulsion de forces diverses, dont celle de la consommation de masse. «L’individu contemporain ne consomme pas seulement des objets porteurs de valeurs et d’un style de vie. Il se consomme lui-même comme un objet, poursuit le professeur. Sur Facebook, mais aussi dans certaines émissions de télévision, comme les téléréalités, et sur les sites de rencontre, l’exhibition de soi – goûts, intérêts, valeurs – et de l’intimité, jadis redoutée et contrainte, est valorisée. La page Facebook, qui  relève à la fois de l’agenda, du journal personnel, voire de la petite annonce, met en récit la subjectivité de chacun et en fait une affaire d’intérêt collectif.»

Devenu un self media de masse, Facebook favorise l’effritement des frontières entre le public et le privé. Il consacre la publicisation de la vie privée, dit Antonio Dominguez Leiva «Les individus sur Facebook se rêvent en vedettes, affichant sur leur mur des photos de leur petit déjeuner et de leurs dernières vacances, comme s’il s’agissait d’événements dignes d’être communiqués.»

To be or not to be …liked

Selon le chercheur, Facebook est un dispositif qui met à l’épreuve le sentiment d’exister, comme si on ne pouvait éprouver ce sentiment qu’en étant reconnu par l’autre, comme si l’individu n’existait que dans la mesure où il était capable de faire savoir qu’il existe. «La philosophe Hannah Arendt disait que c’est la présence des autres, voyant ce que nous voyons et entendant ce que nous entendons, qui nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes. Facebook permet, en la radicalisant, de vivre cette expérience.»

Cette quête un peu panique du regard de l’autre, ce besoin d’extériorisation pour se sentir exister, cette banalisation de l’exhibitionnisme seraient symptomatiques, dans nos sociétés de masse urbaines, «d’un appauvrissement des rapports interpersonnels, comparativement aux liens de voisinage qui existaient dans les communautés rurales traditionnelles», souligne Antonio Dominguez Leiva.

Une métaphore du néolibéralisme

Facebook est peut-être la métaphore la plus achevée du néolibéralisme, dit le chercheur, l’incarnation technologique de la main invisible du marché qui règle tout, qui n’a pas besoin de l’autorité de l’État. Un espace sans réglementation où prédominent le commerce des identités – grâce notamment au profilage marketing des individus – et la célébration des biens de consommation. «L’individu sur Facebook est avant tout un homo consumericus. Les objets de consommation s’étalent triomphalement sur les murs Facebook, qu’il s’agisse de biens culturels – chansons, clips, bande-annonce – ou de services – restaurants à la page, sites de vacances.»

Depuis son lancement, en 2004,  par son concepteur Mark Zuckerberg, Facebook est devenu la plus grande base de données comportementales sur la planète. Il est entré sur le marché d’actions NASDAQ en 2012 et est maintenant évalué à 134 milliards de dollars!