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Nouvelles configurations amoureuses

Flirt dans le métro, polyamour, relations non conjugales, nouvelles technologies de communication… Des chercheurs font l’inventaire des comportements amoureux contemporains.

Par Marie-Claude Bourdon

13 novembre 2014 à 9 h 11

Mis à jour le 22 août 2016 à 15 h 08

Illustration: Charlotte Demers-Labrecque

Si l’idéal du couple — et de la famille — demeure bien vivant chez la plupart des jeunes d’aujourd’hui, il est révolu le temps où il fallait se cacher pour avoir des relations sexuelles en dehors des liens sacrés du mariage. L’éclatement de la norme monogamique hétérosexuelle, au cours des dernières décennies, a donné lieu à une panoplie de nouvelles configurations amoureuses. «Amis avec bénéfices», polyamour, fluidité sexuelle… En particulier chez les jeunes (mais pas seulement), la sexualité et le plaisir partagé ont pris une importance capitale dans les relations amoureuses, qui peuvent désormais se conjuguer sans engagement à la clé.

«Plusieurs facteurs, dont la libéralisation du divorce et l’accès de plus en plus important des femmes au marché du travail, depuis les années 1960, ont transformé en profondeur le contexte des relations amoureuses», observe Chiara Piazzesi, professeure au Département de sociologie. Au cours de la même période, un nouveau discours sur la sexualité a commencé à se faire entendre. On a assisté à l’émergence de la notion de droit au bonheur, et même de droit au plaisir. «L’affirmation des droits des minorités sexuelles, en particulier des homosexuels, a aussi été un facteur important», souligne la sociologue.

«Plusieurs facteurs, dont la libéralisation du divorce et l’accès de plus en plus important des femmes au marché du travail, depuis les années 1960, ont transformé en profondeur le contexte des relations amoureuses.»

Chiara piazzesi

Professeure au Département de sociologie

«Les changements sociaux des dernières décennies ont légitimé la quête de réalisation de soi, qui motive davantage les choix que nous faisons en matière de relations amoureuses», renchérit son collègue Martin Blais (M.A. sexologie, 01 ; Ph.D. sociologie, 07), professeur au Département de sexologie. À une autre époque, rappelle-t-il, les trajectoires individuelles se pliaient aux exigences du couple et de la famille, entre autres pour des raisons de sécurité matérielle et financière. «Aujourd’hui, chaque individu peut assurer sa propre sécurité matérielle et c’est le couple qui s’adapte aux trajectoires des individus.»

Lancée par des chercheurs de l’UQAM en collaboration avec des collègues de l’Université Laval et de l’Université de Windsor, en Ontario, l’enquête ÉPRIS (Études des parcours relationnels intimes et sexuels) vise à mieux comprendre les trajectoires amoureuses de nos contemporains, leurs comportements et leurs motivations. «Il n’existait pas au Canada de grande enquête sur la sexualité, comme on en trouve en France ou aux États-Unis», affirme Martin Blais, codirecteur de cette étude amorcée en 2012 et financée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).

Six modèles non conjugaux

Menée par Internet, l’étude a permis de constituer, entre autres, un échantillon composé de plus de 1000 répondants âgés entre 18 et 30 ans, sexuellement actifs et n’étant pas en couple. Les questions qui leur étaient posées portaient sur la dernière relation vécue avec un ou une partenaire sexuel(le). Six configurations amoureuses non conjugales, caractérisées par le type de partenaire impliqué, ont émergé.

Les mesures utilisées pour distinguer ces catégories de l’intime vont du contexte relationnel (le partenaire était un ami — «ami avec bénéfices» —, une connaissance — «ami de baise» — ou carrément un inconnu — «partenaire d’un soir»), à la fréquence des relations sexuelles et des activités sociales vécues avec lui, en passant par l’objectif des rencontres (surtout le sexe, pas seulement, pas vraiment), les ententes d’exclusivité (oui, non, implicites, explicites) et l’ampleur du dévoilement de soi.

«Les “amis avec bénéfices” se voient surtout sur une base amicale et ont parfois des relations sexuelles, alors que les “amis de baise” se sont rencontrés dans un bar ou par des amis et s’appellent seulement quand ils ont envie d’avoir une relation sexuelle.»

martin blais

Alors que les «partenaires ayant un projet de couple» font preuve d’un grand dévoilement de soi, en plus d’avoir une entente d’exclusivité sexuelle souvent implicite et beaucoup de relations sexuelles, les «amis avec bénéfices» et les «amis de baise» sont des partenaires avec qui on a des rapports sexuels d’une fréquence modérée, beaucoup («amis avec bénéfices») ou peu («amis de baise») d’activités sociales, avec qui on se dévoile moyennement («amis avec bénéfices») ou peu («amis de baise»). «Les “amis avec bénéfices” se voient surtout sur une base amicale et ont parfois des relations sexuelles, alors que les “amis de baise” se sont rencontrés dans un bar ou par des amis et s’appellent seulement quand ils ont envie d’avoir une relation sexuelle», précise Martin Blais.

Certaines de ces configurations ne sont pas nées de la révolution sexuelle. «Les célibataires ont toujours eu des relations sexuelles», note l’étudiant au doctorat Carl Rodrigue (M.A. sexologie, 14), qui a consacré son mémoire de maîtrise à établir cette typologie. «Mais du point de vue de la recherche, toutes les relations intimes vécues hors du modèle conjugal étaient auparavant regroupées sous des étiquettes comme “sexe hors mariage” ou “promiscuité sexuelle”.»

Illustration: Charlotte Demers-Labrecque

Les «ex-partenaires romantiques», qui ne vivent plus ensemble, mais continuent d’avoir une entente d’exclusivité sexuelle, souvent explicite, apparaissent comme un modèle émergent aux yeux de l’étudiant. Ces «ex» se dévoilent beaucoup et partagent un grand nombre d’activités sociales et de relations sexuelles. «Le cinquième des célibataires de notre échantillon fréquentaient leur ex, précise Carl Rodrigue. Assez pour constituer une catégorie à part.»

Quant aux «partenaires romantiques sans engagement», ils vivent beaucoup de choses ensemble, y compris sexuellement, sans avoir un projet de couple. «De l’extérieur, ils peuvent paraître en couple, même si eux ne se considèrent pas ainsi, note l’étudiant. La frontière entre couple et célibat est parfois floue.»

Fluidité amoureuse

Cette fluidité dans les formes de la relation apparaît aussi dans le choix des partenaires sexuels. Aujourd’hui, passer d’une relation hétérosexuelle à une relation homosexuelle n’a rien de sulfureux. «Certains jeunes refusent de s’identifier à une orientation sexuelle ou à un genre, remarque Martin Blais. Entre 14 et 18 ans, un sur six ne se déclare pas exclusivement hétérosexuel, soit qu’il a des relations ou des attirances qui ne le sont pas, soit simplement qu’il ne s’identifie pas comme hétérosexuel.»

«Certains jeunes refusent de s’identifier à une orientation sexuelle ou à un genre. Entre 14 et 18 ans, un sur six ne se déclare pas exclusivement hétérosexuel, soit qu’il a des relations ou des attirances qui ne le sont pas, soit simplement qu’il ne s’identifie pas comme hétérosexuel.»

martin blais

«On observe une révision profonde des normes qui étaient dominantes et acceptées voilà encore 20 ans», note Chiara Piazzesi. Tout un changement de paradigme. «Encore récemment, on considérait que les gens qui expérimentaient autre chose qu’une relation de couple avaient peur de l’engagement, souligne Martin Blais. Mon hypothèse est que l’engagement total n’est plus le modèle unique. On assiste à une diversification des formes d’engagement, lesquelles répondent à des besoins différents.»

Le polyamour

Lors du dernier congrès de l’ACFAS, les deux professeurs étaient coresponsables, avec leur collègue Joseph Josy Lévy, professeur au Département de sexologie, d’un colloque sur «Les nouvelles formes de l’intimité amoureuse et érotique». Deux recherches présentées dans le cadre de ce colloque étaient consacrées au polyamour. «Cette forme d’union se propose comme un arrangement entre plus de deux partenaires basé sur la transparence et la remise en question de la norme monogamique», explique Chiara Piazzesi, qui s’intéresse au phénomène depuis quelques années.

«Cette forme d’union [le polyamour] se propose comme un arrangement entre plus de deux partenaires basé sur la transparence et la remise en question de la norme monogamique.»

Chiara piazzezi

«Les polyamoureux peuvent former des unions en forme de triade (chaque personne se considère en couple avec les deux autres) ou en forme de V (une personne est en couple avec les deux autres)», précise Martin Blais. Ils peuvent avoir des relations exclusives à la relation polyamoureuse ou non, regrouper des partenaires exclusivement masculins, féminins ou mixtes. Ils peuvent aussi être plus que trois et même former un réseau…

Certains sexologues ont critiqué le polyamour, disant qu’il ne s’agissait que d’un autre mot pour «infidélité». Chiara Piazzesi voit les choses autrement. «Dans le mariage, l’infidélité était la seule solution à la frustration sexuelle, remarque-t-elle. Le polyamour remet en question le rapport entre amour et adultère.» Martin Blais est du même avis: «Il y a certainement des partenaires malheureux dans les unions polyamoureuses, dit-il, mais on en trouve aussi dans les couples dyadiques. La différence, c’est qu’il existe chez les polyamoureux une conversation constante sur les frontières de la relation.»

Colonisation technologique

Avec des collègues, les deux chercheurs sont en voie de former à l’UQAM un nouveau groupe de recherche ayant pour but d’étudier tous les aspects des relations amoureuses, incluant l’influence grandissante des nouvelles technologies de communication. «La colonisation technologique de l’espace intime redéfinit complètement le fait d’être ensemble, souligne Chiara Piazzezi. Un des aspects fondamentaux de l’amour romantique, c’est d’être entièrement présent pour l’autre. Or, avec un objet connecté — comme un téléphone intelligent posé sur la table —, l’autre est toujours un peu ailleurs.»

«Un des aspects fondamentaux de l’amour romantique, c’est d’être entièrement présent pour l’autre. Or, avec un objet connecté — comme un téléphone intelligent posé sur la table —, l’autre est toujours un peu ailleurs.»

chiara piazzezi

Les nouvelles technologies et les réseaux sociaux peuvent faciliter la communication entre les partenaires amoureux, particulièrement à l’aube de l’engagement, note la professeure. Ainsi, de nouvelles applications de rencontres comme Tinder multiplient les façons de manifester son intérêt à de purs inconnus. Mais ces nouveaux outils peuvent aussi être perçus comme une menace à la stabilité du couple. «Les changements sociaux, particulièrement ceux reliés aux technologies, suscitent toujours une certaine ambivalence», mentionne Chiara Piazzesi.

Illustration: Charlotte Demers-Labrecque

L’amour est-il en crise? Assistons-nous à une perte de valeurs irrémédiable? La professeure ne le croit pas. «Il n’y a jamais eu, dit-elle, un âge d’or du bonheur conjugal.» Contrairement à un certain discours entretenu par les médias, son collègue Martin Blais pense qu’«il faut résister à la tentation de moraliser les phénomènes sociaux et plutôt tenter de les comprendre». Sans oublier que pluralité de modèles égale plus de liberté. «Il y a des gains à vivre dans un monde qui permet plus de choix», observe le chercheur.

Transports amoureux dans les transports en commun

«On s’est longuement croisé le regard [sic] lundi soir dans le métro entre les stations Sauvé et Henri-Bourassa. Je suis descendu comme tétanisé (…) sans t’avoir dit un mot alors que tu continuais vers Laval.»

Les rencontres qui suscitent des messages amoureux dans la chronique «Métro Flirt» du journal Métro sont plus nombreuses le matin et le soir, avec un pic le vendredi. Et c’est au printemps qu’on en compte le plus.

C’est en remontant la Côte-des-Neiges dans le bus 161 que le professeur Mouloud Boukala, de l’École des médias, et son collègue Joseph Josy Lévy, du Département de sexologie, ont eu l’idée de cette recherche intitulée «Transports amoureux dans les transports en commun». Ils se sont inspirés notamment d’une étude semblable menée à Paris. Épaulés par l’étudiante à la maîtrise en communication Véronique Levasseur (B.A. communication, 10), ils ont étudié 954 textes parmi les messages archivés sur le site du journal entre avril 2012 et mars 2013.

L’étude révèle que c’est principalement sur la ligne orange et à la station Berri-UQAM qu’il y a le plus de rencontres. Elle nous apprend aussi que les hommes sont plus nombreux à écrire des messages et que les parties du corps qui captent le plus l’attention sont les yeux, les cheveux, les mains, la bouche et les lèvres. «Les messages de notre échantillon sont très pudiques: les seins et les fesses sont bien moins souvent mentionnés», indique Mouloud Boukala.

Les parures font l’objet de plusieurs références, de même que les vêtements et les objets transportés. La beauté est souvent invoquée: «le beau ténébreux du 47» «à la belle qui lisait La Prisonnière»…

«En ville, le sens le plus important, c’est la vue, remarque le professeur. La plupart des messages mentionnent un regard, celui de la personne qui écrit ou de la personne rencontrée.» «Douce fleur, j’espère recroiser ton regard intense», écrit l’un des passagers. Les échanges de paroles et le toucher sont plutôt rares, mais quelques réactions physiques sont mentionnées: «J’étais assise au centre du métro Berri-UQAM, (…) quand soudainement une chaleur inexplicable me traversa le bas-ventre »…

Combien de ces messages reçoivent une réponse de celui ou de celle qui s’est reconnu? Les chercheurs l’ignorent. Mais il est clair qu’à côté de leurs fonctions narrative et déclarative, ces messages ont aussi une fonction existentielle, remarque Mouloud Boukala. «Souvent, ils disent la même chose: “Depuis que je t’ai vu(e), mon existence n’est plus la même”»… Comme quoi l’amour, plus ça change…

Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 12, no 2, automne 2014.