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Le défi boréal

Les changements climatiques frappent durement la forêt boréale. La solution? Créer de nouveaux écosystèmes pour stimuler la résilience forestière.

Par Marie Lambert-Chan

12 novembre 2014 à 9 h 11

Mis à jour le 12 novembre 2015 à 15 h 11

Pessière en Abitibi-TémiscaminguePhoto: Guillaume Ajavon

En 2100, les majestueuses forêts d’épinettes noires de l’Abitibi et les peuplements de sapins baumiers de la Côte-Nord ne seront qu’un vague souvenir et les habitants de la Baie-James ouvriront leurs premières érablières. Scénario farfelu? Pas si l’on se fie aux prévisions du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC), créé en 1988 par deux institutions des Nations unies, qui entrevoit une augmentation de la température moyenne de la Terre de 0,3 à 4,8 °C d’ici la fin du siècle. Or, la forêt boréale est un milieu particulièrement sensible aux changements climatiques et son portrait pourrait se modifier aussi vite que grimpe le mercure du thermomètre planétaire.

À travers les âges, cette forêt a connu des perturbations naturelles récurrentes — incendies, épidémies d’insectes — et elle s’est toujours bien adaptée, observe Yves Bergeron, professeur au Département des sciences biologiques et titulaire de la Chaire industrielle CRSNG UQAT-UQAM en aménagement forestier durable. Mais tout cela s’est fait de façon progressive, s’étalant sur des centaines, voire des milliers d’années. «Le réchauffement climatique pourrait accélérer et multiplier les menaces au point de ne pas laisser le temps à la forêt boréale de reprendre son souffle, avertit le chercheur. C’est d’autant plus inquiétant qu’elle est beaucoup moins diversifiée que d’autres types de forêt, ce qui la rend plus vulnérable. La grande forêt du nord du Québec est en effet dominée par une ou deux espèces. Si l’une d’elles est attaquée, on court tout droit à la catastrophe.» Surtout qu’on ne parle pas ici d’une centaine d’arbres: environ 30 % des forêts boréales mondiales se trouvent au Canada. Au Québec seulement, la forêt boréale couvre une superficie de 551 400 km2, soit près du tiers du territoire de la province.

« En 2013, la tordeuse des bourgeons de l’épinette a ravagé environ 3,2 millions d’hectares d’arbres entre Baie-Comeau et Sept-Îles. C’est une zone presque aussi grande que la Belgique qui est en train de se faire dévorer! »

daniel kneeshaw

Professeur au Département des sciences biologiques et à l’Institut des sciences de l’environnement

Tordeuse des bourgeons de l’épinette, Côte-Nord.Photo: Jorge Moneres

À certains endroits, on contemple déjà l’ampleur des dégâts. La tordeuse des bourgeons de l’épinette, un papillon de nuit qui s’en prend à certains conifères, migre de plus en plus vers le nord à la faveur du réchauffement climatique qui lui fournit la température idéale pour compléter son cycle de développement. Contrairement à ce que son nom laisse entendre, sa principale victime à l’heure actuelle est le sapin baumier. «En 2013, la tordeuse a ravagé environ 3,2 millions d’hectares d’arbres entre Baie-Comeau et Sept-Îles. C’est une zone presque aussi grande que la Belgique qui est en train de se faire dévorer!», signale Daniel Kneeshaw (Ph. D. sciences de l’environnement, 98), professeur au Département des sciences biologiques et à l’Institut des sciences de l’environnement. L’épandage d’insecticides pourrait ralentir l’épidémie sans toutefois l’arrêter totalement. «C’est impossible de tuer toutes les tordeuses», indique le spécialiste en ajoutant que l’insecte s’attaque maintenant à l’épinette noire. La chose est alarmante, car la forêt d’épinettes noires est beaucoup plus vaste que la sapinière. Et sa valeur commerciale est de loin supérieure.

Le dendrochtone du pin, qui a maintenant franchi les Rocheuses après avoir causé des dégâts considérables au sein des populations de pins tordus latifoliés de la Colombie-Britannique, pourrait bien rejoindre la tordeuse. «Les pins n’ont aucune défense contre le dendrochtone et la seule chose qui peut empêcher ce scarabée de se répandre jusque dans l’est du Canada — et de s’attaquer aux pins gris du Québec —, ce sont des hivers très froids. Or, ceux-ci sont de moins en moins fréquents», observe Christian Messier, professeur du Département des sciences biologiques et titulaire de la Chaire de recherche industrielle Hydro-Québec sur le contrôle de la croissance des arbres. Si on ajoute les feux, les sécheresses et les maladies à ce cocktail, force est de constater que «les menaces proviennent de partout», souligne le chercheur.

Des effets à géographie variable

Si le réchauffement planétaire est une certitude, ses répercussions sur le paysage boréal et leur ampleur demeurent difficiles à cerner, car la forêt n’est pas monolithique. Les recherches menées jusqu’à présent confirment que les arbres réagissent différemment aux incendies, aux insectes, aux maladies et aux variations de température selon leur espèce, leur âge, leur taille et leur situation géographique.

À la suite d’un feu de forêt, près de la localité de Radisson.Photo: Guillaume Ajavon

Le pin gris, par exemple, a besoin du feu pour se régénérer. Sous l’action de la chaleur, ses cônes s’ouvrent et libèrent ses graines. L’épinette noire s’adapte bien aussi aux incendies, mais le sapin et le bouleau ont horreur des flammes. Ces dernières espèces risquent de souffrir dans le futur. «En Abitibi-Témiscamingue, les cycles de feux sont d’environ 500 ans, ce qui est faible, dit Yves Bergeron. Mais avec les sécheresses attendues, cette fréquence pourrait considérablement augmenter et, dans le pire des cas, se produire tous les 100 ans. Cela laisse trop peu de temps à certaines espèces pour se régénérer.»

Les sécheresses viennent déjà à bout de plusieurs arbres, sans même passer par la case «feux». Là encore, certains sont plus chanceux que d’autres. Il suffit de croître au bon endroit. Professeur au Département de sciences biologiques et à l’Institut des sciences de l’environnement, Changhui Peng a démontré que le taux de mortalité dans la forêt boréale canadienne n’est pas le même partout. Depuis 30 ans, il augmente chaque année de 4,9 % à l’ouest contre 1,9 % à l’est. «Cela est attribuable aux sécheresses, qui affectent davantage ce territoire. À l’est, les forêts bénéficient de l’humidité nécessaire grâce à la présence des Grands Lacs», remarque le chercheur, qui a publié les résultats de sa recherche en 2011 dans la prestigieuse revue Nature Climate Change.

«La grande forêt du nord du Québec est dominée par une ou deux espèces. Si l’une d’elles est attaquée, on court tout droit à la catastrophe.»

yves bergeron

Professeur au Département des sciences biologiques

De son côté, Martin Girardin (M.Sc. biologie, 01), professeur associé au Centre d’étude de la forêt et chercheur à Ressources naturelles Canada, a découvert que l’âge, la taille et autres caractéristiques propres à chaque espèce permettent aux arbres de réagir plus ou moins bien au réchauffement climatique. Les forêts matures, où les arbres sont âgés entre 70 et 140 ans, jouissent d’une saison de croissance plus longue grâce à la température clémente. Par contre, la chaleur et les faibles précipitations nuisent aux forêts vierges anciennes d’épinettes noires, dont certaines ont plus de 300 ans. «Les arbres ressemblent aux humains, dit le chercheur. Les très jeunes sont vulnérables, les adultes le sont moins ou très peu et les vieux arbres ont plus de mal à trouver des ressources, comme l’eau et le carbone, pour se maintenir en vie. Surtout avec une température élevée.»

La forêt boréale, bientôt source de carbone?

On dit souvent que les forêts sont le poumon de la Terre. En effet, grâce à la photosynthèse, les arbres emmagasinent de larges quantités de carbone et produisent beaucoup d’oxygène. On considère d’ailleurs la forêt boréale canadienne comme le plus vaste puits de carbone de la planète. Ses arbres, ses sols, ses cours d’eau et ses tourbières stockent plus de 208 milliards de tonnes de carbone, soit 26 années d’émissions mondiales de gaz à effet de serre!

Tout cela risque cependant de changer. Dans une étude publiée dans Proceedings of the National Academy of Science en 2012, le journal scientifique multidisciplinaire le plus cité dans le monde, Changhui Peng et son équipe ont démontré que la biomasse — la masse totale de matière vivante — des forêts boréales de l’Alberta, de la Saskatchewan et du Manitoba a tellement diminué entre 1963 et 2008 en raison des sécheresses que cela a nui à la capacité des arbres d’emmagasiner du carbone. «Ces forêts ont commencé à devenir des sources d’émission de carbone», s’inquiète le spécialiste, qui confirme du même souffle que les forêts de l’Est, dont celles du Québec, demeurent pour le moment des puits de carbone.

Martin Girardin a aussi observé des différences de croissance selon la latitude où poussent les arbres. Il a analysé les cernes de croissance de 724 épinettes noires de la forêt boréale québécoise entre le 51e et le 53e parallèles. Pour la première fois en 300 ans, on remarque un déclin de leur développement. Le responsable? La fonte des glaciers, dans l’Arctique, qui provoque un réchauffement, asséchant le sol humide si prisé par les épinettes. Étonnamment, dès qu’on franchit le 54e parallèle, la situation s’inverse: il y fait si froid que tout réchauffement est bénéfique aux arbres. «Cela illustre bien la relation entre les changements climatiques et la forêt boréale: c’est variable et complexe!», souligne le professeur.

À la recherche d’une forêt résiliente

Les chercheurs d’ici et d’ailleurs tentent de déjouer cette variabilité en produisant des modèles de simulation de plus en plus pointus pour mieux déchiffrer l’avenir de la forêt boréale. «Mais il reste beaucoup d’incertitudes», admet Daniel Kneeshaw à l’instar de nombreux collègues. Que faire alors pour préserver la forêt boréale des changements climatiques ou, du moins, pour en atténuer les contrecoups? «Nous devons éviter la mise en place de monocultures, comme celles de l’épinette noire et du pin gris, et regarnir les forêts avec des espèces qui ont sans doute moins de valeur pour les entreprises forestières, mais qui s’adapteront mieux aux changements climatiques, répond Yves Bergeron. La diversité est notre meilleure police d’assurance.»

Pinède sur lichen près de Villebois, dans le nord du Québec. Photo: Henry Ziegler

Christian Messier et son collègue Alain Paquette (M. Sc. biologie, 00) l’ont prouvé dans une recherche qui démontre que plus une forêt présente une variété d’espèces, plus les arbres sont en santé et meilleure est la récolte quand le bois arrive à maturité. «On veut une forêt résiliente, capable de résister ou de s’ajuster aux changements climatiques tout en continuant à fournir ce qu’on attend d’elle. Ainsi, dans une région où on prévoit davantage de feux, on devrait introduire du pin gris», soutient Christian Messier.

Pour y parvenir, le gouvernement — désormais responsable de la planification et de la gestion des forêts publiques, une tâche qui incombait à l’industrie avant l’introduction du nouveau régime forestier en 2013 — devra intégrer cette nouvelle façon de penser quand il songera à l’aménagement écosystémique des forêts. «On doit continuer, bien sûr, de maintenir une grande diversité, comme le veut l’aménagement écosystémique, dit le chercheur, mais on doit aussi imaginer une diversité qui n’a pas d’équivalent dans la nature en créant de nouveaux écosystèmes.» Christian Messier évoque ainsi l’idée d’importer des espèces d’Europe et d’Asie, tels que l’épinette de Norvège et le pin sylvestre, et de faire migrer vers le nord l’érable à sucre et le bouleau jaune. D’ailleurs, de telles plantations de feuillus sont déjà à l’essai en Abitibi.

«On veut une forêt résiliente, capable de résister ou de s’ajuster aux changements climatiques tout en continuant à fournir ce qu’on attend d’elle.»

Christian Messier

Professeur au Département des sciences biologiques

Daniel Kneeshaw émet plusieurs réserves à l’égard de la migration assistée. «Il y a des risques, souligne-t-il. Un arbre pourra peut-être mieux tolérer la température d’une région, mais l’acidité du sol finira par le tuer. De plus, ça semble farfelu de transplanter un arbre jeune et vulnérable dans une forêt où on croit qu’il grandira bien dans 50 ans, mais où les conditions actuelles ne favorisent pas sa croissance. Il est audacieux de penser qu’on peut se substituer à Mère Nature…»

«Je ne cherche pas à imposer des espèces à la nature, dit Christian Messier. Il s’agit plutôt d’ajouter quelques essences dans des régions données où l’on soupçonne quelle direction prendra le climat, puis de s’en remettre à la loi du plus fort, comme le veut la nature. Autrement, si rien n’est fait, de larges portions de la forêt boréale dépériront au cours des 50 prochaines années. Or, le plus important est de maintenir la forêt.»

Retombées incertaines pour l’industrie forestière

Le réchauffement climatique n’a pas que des inconvénients. À nos latitudes, le phénomène crée des conditions plus propices à la croissance de certaines espèces, ce qui pourrait se traduire en occasions d’affaires pour les entreprises forestières.

Le professeur Christian Messier cite l’exemple de l’exploitation du pin. «Actuellement, les régions du sud des États-Unis dominent ce secteur, comme la Caroline du Nord et la Caroline du Sud qui possèdent d’immenses forêts de pin, remarque-t-il. Mais dans quelques années, leur climat sera trop sec pour favoriser cette espèce. Avec ses pins gris, le Québec pourrait alors retrouver une part de marché intéressante et devenir une des bonnes régions productrices de bois en Amérique du Nord.»

Par contre, les forestiers devront sans doute faire une croix sur l’une de leurs essences préférées, l’épinette noire. «C’est probablement l’espèce la plus sensible aux changements climatiques, signale le professeur Yves Bergeron. Comme elle constitue la base de la foresterie québécoise, il faudra trouver des moyens pour mettre en valeur d’autres espèces.»

Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 12, no 2, automne 2014.