
Des chercheurs qui se réunissent pour décortiquer les séries télé et discuter de l’engouement qu’elles suscitent, on n’aurait pas vu cela il y a 10 ans à peine. Étudiante au doctorat conjoint en communication UQAM-U de M-Concordia, Stéfany Boisvert fait partie de ceux-là. La chercheuse participait récemment au congrès de l’Acfas et à un colloque tenu à l’Université de Montréal pour y présenter les premiers résultats d’une recherche sur les discours identitaires masculins dans les séries télévisées nord-américaines.
Pour les chercheurs, les séries sont des témoins privilégiés de notre époque. Stéfany Boisvert souligne le développement, depuis le début des années 2000, de séries de qualité, originales et audacieuses, sur les chaînes de télévision câblées aux États-Unis. «Un phénomène qui a permis de diversifier la production en matière de fiction télévisuelle», dit-elle.
L’étude de la doctorante se concentre sur une vingtaine de téléséries américaines, canadiennes et québécoises diffusées depuis 2005, dont The Sopranos, Mad Men, Breaking Bad, Les invincibles, Minuit le soir et 19-2. «Je cherche à déceler des similitudes et des différences en ce qui concerne la construction de personnages masculins, explique-t-elle. Je m’intéresse en particulier aux modèles de masculinité qu’ils véhiculent, à la façon dont ils parlent d’eux-mêmes et à leurs relations avec les autres personnages.»
La représentation de la masculinité dans les médias, notamment à la télévision, a été moins étudiée au Québec qu’en Angleterre ou aux États-Unis, pays où ont fleuri les courants de recherche – les Cultural et Gender Studies – consacrés à la construction sociale et culturelle des discours identitaires de genre.
Des hommes en crise
Selon Stéfany Boisvert, de nombreuses études en sciences sociales se sont intéressées à la condition masculine depuis les années 1990, certaines évoquant une hypothétique crise de la masculinité. «La télévision reflète les préoccupations sociales à ce sujet, lequel est devenu un thème récurrent dans les séries télévisées américaines et québécoises», souligne-t-elle.
Le discours sur la crise de la masculinité dans les séries télé ne cherche pas nécessairement à transformer les hommes en victimes, note l’étudiante. «Il porte sur les questionnements identitaires et existentiels des hommes, sur leurs difficultés personnelles et relationnelles. Au Québec, les séries réalisées par Podz, comme Minuit le soir et 19-2, sont particulièrement représentatives de ce type de questionnements.»
La question problématique du père est une autre thématique récurrente dans les séries américaines et québécoises. «En l’absence d’un modèle de père positif auquel ils pourraient s’identifier, les personnages masculins éprouvent des difficultés à se définir», observe Stéphany Boisvert.
La figure de l’antihéros
Depuis 10 ans environ, l’antihéros s’est imposé comme une figure dominante de la représentation masculine dans les séries télé, au détriment des héros traditionnels. Des personnages comme celui de Charles Ingalls dans La petite maison dans la prairie, époux loyal et père de famille irréprochable, appartiennent à une époque désormais révolue.
Les mâles contemporains affichent leur part d’ombre, leurs faiblesses et leurs doutes, provoquant de l’empathie, voire de la compassion, chez le téléspectateur, qu’ils soient mafioso (Les Sopranos), publicitaire (Mad Men), tueur en série (Dexter), flic (19-2), directeur de PME (The Office) ou prof de chimie (Breaking Bad). Le recours fréquent aux monologues et aux flash-back existentiels favorise la focalisation sur leur vie intérieure et l’expression de leurs émotions.
La chercheuse s’interroge sur la prolifération de ce type de personnages. «Je me demande si cette tendance à construire des antihéros, dont plusieurs ont une personnalité conflictuelle et des comportements parfois immoraux et violents, ne témoigne pas d’une volonté de renégocier un nouveau modèle de masculinité hégémonique, plus complexe que le modèle patriarcal traditionnel. La masculinité hégémonique renvoie à une définition naturalisée, normative et prescriptive du masculin.»
Dualisme oppositionnel
Au cours de sa recherche, Stéphany Boisvert entend explorer plus avant la représentation des relations entre hommes et femmes dans les séries télé. «Je m’inspire du concept de dualisme oppositionnel élaboré par la féministe française Élisabeth Badinter, selon lequel les deux genres seraient aux antipodes l’un de l’autre. Cela conduit à mettre l’accent sur le fait que les hommes et les femmes auraient des motivations, des besoins et des désirs nécessairement opposés.»
La doctorante dit avoir observé une tendance qui consiste à présenter des personnages d’hommes sensibles et tourmentés, traversant une crise morale ou professionnelle, face à des femmes ayant réussi, plus rationnelles, en contrôle de leurs émotions. «C’est comme si les identités de genre traditionnelles étaient renversées, les caractéristiques dites masculines étant maintenant associées aux femmes et vice-versa», conclut Stéphany Boisvert.