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Grammaire de secours

Sophie Piron propose une grammaire de mise à niveau intégrant toutes les avancées de la linguistique moderne.

Par Marie-Claude Bourdon

2 juin 2014 à 16 h 06

Mis à jour le 17 septembre 2014 à 19 h 09

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Sophie Piron. Photo: François L. Delagrave

Pour une Belge d’origine, c’est une forme de consécration. Sophie Piron, professeure au Département de linguistique, vient de publier chez De Boeck/Duculot le premier volume de sa grammaire, intitulée Grammaire française – Mise à niveau, dans la collection Langue française – ouvrages de référence. Elle s’y retrouve aux côtés de grammairiens aussi célèbres que Maurice Grevisse ou Joseph Hanse. «Je suis très fière», confie cette passionnée de la grammaire, diplômée du doctorat en informatique cognitive de l’UQAM.

«J’ai mis dans cet ouvrage tout le fruit de mes recherches et de mon expérience en enseignement de la grammaire, dit la professeure. Je l’ai d’ailleurs écrit en pensant à mes étudiants du cours LIN1002.» Ce cours hors programme est celui que doivent réussir les étudiants arrivés à l’UQAM sans avoir satisfait aux exigences de l’Université relativement à la grammaire du français écrit. En fait, le livre s’adresse à tous les étudiants de niveau postsecondaire ayant déjà de bonnes connaissances de la langue et qui ont des difficultés ou qui souhaitent revoir les notions de base de la grammaire française. Une sorte de grammaire de secours pour ceux qui, malgré des années de cours de français, n’ont toujours pas réussi à intégrer certaines règles. Une bouée de sauvetage illustre d’ailleurs la couverture du livre!

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Pour amener les étudiants à comprendre le fonctionnement de la langue, la linguiste utilise beaucoup de représentations schématiques.

«Un des objectifs de ma grammaire est d’amener les étudiants à comprendre le fonctionnement de la langue», affirme Sophie Piron. Pour ce faire, la linguiste utilise beaucoup de représentations schématiques (en arbre), typiques de la grammaire moderne. Le résultat est très visuel. «C’est un livre qui a demandé beaucoup de réflexion, notamment en ce qui a trait à la présentation, souligne l’auteure. J’avais le souci d’être le plus pédagogique possible.» Elle a ainsi sacrifié beaucoup de textes au profit des tableaux récapitulatifs et des exemples, qui abondent.

Les exemples sont construits à partir des mots les plus fréquemment utilisés dans les textes journalistiques.  «Plutôt que d’utiliser des mots tirés de corpus littéraires, j’ai choisi les mots les plus courants que les étudiants sont susceptibles de rencontrer ou d’utiliser eux-mêmes dans leurs textes», précise Sophie Piron.

La grammaire est construite de façon progressive, du plus simple (les mots, les groupes de mots) au plus élaboré (les textes, les accords). «Pour bien faire un accord, on a besoin de connaître les classes de mots et la structure de la phrase», note la grammairienne.

Grammaire nouvelle

Certaines de ses propositions, inspirées de la grammaire nouvelle ou moderne, pourront par ailleurs choquer. Car si les «déterminants» ont depuis longtemps remplacé les adjectifs possessifs ou démonstratifs dans l’enseignement du français – au Québec, du moins –, classer les adverbes , quand, comment, pourquoi (comme dans Où es-tu?, Quand pars-tu?) dans la catégorie des pronoms interrogatifs risque d’en faire sourciller plusieurs. «Je ne suis pas la seule à le faire, mais disons que c’est moins fréquent», remarque la professeure, qui explique que si on examine le comportement de ces mots, ils se comportent comme des pronoms. «Dans l’expression le lieu où je vis, on admet que se comporte comme un pronom relatif, souligne-t-elle. La seule différence entre des pronoms comme qui, que, quoi, lequel et des mots comme , quand, pourquoi et comment, c’est que les premiers font référence à des personnes et à des choses et les seconds au lieu, au temps, à la cause et à la manière. Mais dans la phrase, ils se comportent de la même façon. Or, la grammaire moderne essaie d’évacuer les notions de sens pour s’attarder plutôt à la manière dont les mots se comportent dans la phrase.»

Même si les règles de grammaire ne changent pas (en réalité, elles changent, mais si lentement au fil des siècles que nous ne nous en apercevons pas), cela n’empêche pas la théorie de la grammaire d’évoluer, note Sophie Piron. Évidemment, cela ne va pas sans résistance. Quand on a appris la grammaire d’une façon, difficile d’accepter qu’on l’enseigne autrement à ses enfants. «Si on proposait aux gens d’enseigner la physique comme on le faisait dans les années 50, ils trouveraient que cela n’a pas de sens!, remarque la chercheuse. C’est la même chose pour la grammaire.»

Le projet Usito

En plus d’intégrer les principes de la grammaire moderne dans son ouvrage, Sophie Piron a également contribué à leur avancement dans le cadre de sa participation au projet Usito. Ce nouveau dictionnaire (conçu par l’équipe de recherche Franqus, dont le noyau est basé à l’Université de Sherbrooke) s’est donné pour objectif de refléter toutes les particularités lexicales du français utilisé au Québec. «En plus des mots communs de la langue française, on y trouve des mots utilisés au Québec, comme le verbe maganer, par exemple, avec les remarques d’usage, explique Sophie Piron. Par exemple, maganer est marqué comme familier. Donc, on sait que c’est un mot qu’on peut utiliser, mais pas dans n’importe quelle situation.»

Toutes les citations utilisées à titre d’exemples dans Usito sont tirées de textes d’auteurs québécois. Le dictionnaire, disponible uniquement en format numérique, est accessible aux étudiants de l’UQAM par l’intermédiaire de la bibliothèque, qui y est abonnée. Il intègre les rectifications de l’orthographe ainsi que la grammaire nouvelle.

«À l’heure actuelle, l’intégration de la grammaire nouvelle dans les dictionnaires se fait généralement de manière “cachée” (on ne signale pas quand on fait référence à une notion de grammaire moderne) et plutôt incohérente, autant à l’intérieur d’un même dictionnaire que d’un dictionnaire à l’autre, dit Sophie Piron. Dans Usito, la grammaire moderne est présente de façon systématique et on indique dans une bulle la façon dont la grammaire traditionnelle traite tel ou tel cas.»

Le rôle de la grammairienne dans Usito s’est concentré sur le classement de certains verbes. En effet, certains verbes considérés comme intransitifs en grammaire traditionnelle deviennent transitifs indirects en grammaire nouvelle. Par exemple, le verbe émaner de était traditionnellement considéré comme intransitif puisque son complément était classé comme complément circonstanciel de lieu (émaner d’où?). Dans la grammaire nouvelle, la notion de complément circonstanciel est remplacée par celle de complément requis ou régi. Ce complément étant introduit dans ce cas-ci par une préposition (émaner de quoi?), le verbe est considéré comme transitif indirect.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il n’est pas inédit qu’un verbe change de classe. «J’ai regardé toutes les éditions du Petit Larousse entre 2010 et 1952 pour m’apercevoir qu’il y a fréquemment des verbes qui passent d’une classe à l’autre», dit la professeure.

Spécialiste, entre autres, de l’histoire de la grammaire, Sophie Piron prépare une édition critique et scientifique de la première grammaire scolaire publiée en France, en 1780. L’ouvrage, qui devrait paraître en 2016 aux éditions Classiques Garnier, s’inscrit dans les travaux d’un groupe de recherche qui se consacre à l’édition de tous les ouvrages qui ont jalonné l’histoire de la grammaire française. Arrivée au terme d’une année sabbatique bien remplie, Sophie Piron travaille également sur le volume 2 de sa Grammaire française – Mise à niveau, qui, espère-t-elle, devrait sortir en 2015.