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Gare aux poissons piscivores!

Une étude met en lumière les risques et les bénéfices de l’alimentation traditionnelle en Amazonie brésilienne.

Par Pierre-Etienne Caza

10 février 2014 à 10 h 02

Mis à jour le 17 septembre 2014 à 19 h 09

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Le tucunaré est l’un des poissons piscivores consommés par les habitants de l’Amazonie.

Amorcé en 1994 par une équipe transdisciplinaire de chercheurs de l’UQAM, du Biodôme de Montréal et de deux universités brésiliennes, le projet Caruso consiste en une série de recherches mettant de l’avant une approche écosystémique de la santé humaine en Amazonie brésilienne, plus précisément dans la région de la rivière Tapajós. «Le projet a permis d’identifier les sources de mercure dans cette région, la façon dont celui-ci circule dans l’environnement et entre en contact avec les habitants, ainsi que ses effets sur la santé humaine», explique Myriam Fillion, membre du CINBIOSE et chargée de cours à l’Institut des sciences de l’environnement.

La jeune chercheuse a publié dans la revue NeuroToxicology un article faisant état de ses recherches doctorales en sciences de l’environnement, menées sous la direction de la professeure émérite Donna Mergler. «Ma thèse portait sur les risques et les bénéfices de l’alimentation traditionnelle en Amazonie brésilienne et sur son incidence sur les fonctions visuelles de la population riveraine», précise-t-elle.

La présence de mercure

L’alimentation traditionnelle des communautés étudiées se compose principalement de poissons d’eau douce pêchés dans la rivière Tapajós et de produits d’agriculture à petite échelle: farine de manioc, riz et fèves. «Les poissons constituent la principale source de protéines des habitants de la région et leur richesse en acides gras oméga-3 est bénéfique pour la santé, précise Myriam Fillion. La consommation de poisson est toutefois reliée à un risque d’exposition au mercure.»

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Myriam Fillion. Photo: Nathalie St-Pierre.

C’est que le sol de cette région est naturellement riche en mercure. Si la forêt est intacte, le mercure demeure captif dans le sol, sous forme inorganique. Toutefois, une équipe du GEOTOP, sous la direction du professeur Marc Lucotte, a dévoilé par le passé que la pratique répandue dans la région de culture sur brûlis, laquelle permet de défricher le sol rapidement, entraîne une réaction en chaîne. Sous l’effet des pluies, le sol s’érode et les particules de mercure se retrouvent dans les lacs et les rivières. Les bactéries des milieux aquatiques transforment le mercure inorganique en mercure organique – le méthylmercure –, qui entre dans la chaîne alimentaire lorsque les petits poissons ingèrent ces bactéries. On assiste alors à un processus de bio-accumulation et de bio-amplification, c’est-à-dire que les petits poissons sont mangés à leur tour par de plus gros prédateurs aquatiques, dont la teneur en mercure est ainsi décuplée.

«Notre système visuel est très sensible à l’environnement dans lequel on baigne, y compris à notre alimentation, explique la chercheuse. C’est pourquoi nous nous sommes intéressés aux fonctions visuelles des habitants de cette région.»

Environ 500 participants provenant de 12 communautés situées le long de la rivière Tapajós ont collaboré à cette phase du projet Caruso, qui a débuté en 2006. Ils ont accepté de se rendre dans la ville la plus près et de remplir des questionnaires à propos de leurs habitudes alimentaires et de leur état de santé, en plus de fournir des échantillons de sang, d’urine et de cheveux. C’est surtout par les échantillons de cheveux que les chercheurs ont pu identifier les effets du mercure, car ceux-ci sont de meilleurs indicateurs à long terme – contrairement au sang, qui est le reflet de l’alimentation à court terme. Des optométristes ont évalué les fonctions visuelles des participants – acuité visuelle, vison des couleurs, sensibilité aux contrastes, champ visuel – et d’autres spécialistes ont examiné leur système moteur.

Le partage des résultats

«Nous n’avons pas été en mesure d’établir un lien direct de cause à effet entre l’alimentation d’une personne et des problèmes de vision, souligne la chercheuse, mais nous avons observé des effets à l’échelle de la population. Quand le niveau de mercure augmentait dans les échantillons, nous notions des effets sur la sensibilité aux contrastes et à la vision des couleurs, de même que sur l’acuité visuelle chez les personnes de 40 ans et plus.»

Un an et demi plus tard, les chercheurs sont retournés en Amazonie pour partager leurs résultats. Ils ont expliqué aux habitants de la région que les poissons pêchés dans les zones de rivière bordées de forêts intactes contiennent moins de mercure que ceux pêchés où il y a eu déforestation. Ils leur ont également expliqué que peu importe le lieu de la pêche et la saison, les poissons qui mangent d’autres poissons contiennent plus de mercure. «Il y a près d’une centaine d’espèces de poissons dans la rivière Tapajós et les habitants les connaissent très bien. Ils peuvent donc choisir les poissons qu’ils vont manger», note la chercheuse.

L’équipe du projet Caruso – lequel compte un volet santé, un volet environnemental et un volet social – a également eu l’idée de présenter ses résultats de recherche en une bande dessinée (en portugais). «Plusieurs groupes de la région se servent de la BD pour sensibiliser les gens à des problématiques, alors nous avons fait appel à un graphiste de la région pour mettre en images l’histoire que nous voulions leur raconter», explique Myriam Fillion.

La chercheuse poursuit actuellement ses études postdoctorales à l’Université d’Ottawa. Elle s’intéresse toujours aux risques et bénéfices de l’alimentation traditionnelle, mais cette fois chez les Inuits. «J’ai troqué l’équateur pour l’Arctique, mais il y a beaucoup de similitudes entre les deux régions, remarque-t-elle. Le développement économique, les changements de mode de vie, la transition nutritionnelle – on se tourne de plus en plus vers des viandes d’élevage et des aliments transformés – et la présence de contaminants environnementaux laissent présager le même genre de défis en Arctique qu’en Amazonie.»