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Estimer les probabilités pour contrer les épidémies

Sorana Froda a créé un nouveau modèle statistique permettant d’évaluer le potentiel de transmission des épidémies.

Par Pierre-Etienne Caza

30 octobre 2014 à 13 h 10

Mis à jour le 30 octobre 2014 à 13 h 10

Le nombre de personnes ayant contracté le virus Ebola depuis le début de l’épidémie a maintenant dépassé le plateau de 10 000, a annoncé le 25 octobre dernier l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Quelques jours auparavant, l’OMS annonçait que l’épidémie pourrait infecter dès le mois de décembre de 5000 à 10 000 nouvelles personnes par semaine en Afrique de l’Ouest. «Il faut être prudent avec ce genre de prédictions véhiculées dans la presse, affirme la professeure Sorana Froda, du Département de mathématiques. Habituellement, dans un article scientifique, on précise les suppositions selon lesquelles les prédictions sont valables et ces suppositions sont essentielles dans les calculs qui sont faits et dans les chiffres qui sont rapportés. Or, ces suppositions sont parfois difficiles à vérifier sur le terrain.»

Dans le cadre d’un projet financé par le CRSNG (2013-2018), Sorana Froda s’intéresse aux modélisations probabilistes qui visent des applications en étude des épidémies et en écologie. En compagnie du chercheur Hugues Leduc (M. Sc. mathématiques-statistique, 2011), elle a publié récemment un article dans Mathematical Biosciences à propos d’un nouveau modèle permettant d’estimer le taux de reproduction de base, ou R0, lequel caractérise le potentiel de transmission d’une maladie. «L’idée n’est pas de fournir seulement un modèle, mais de pouvoir évaluer des paramètres qui caractérisent certaines populations», précise la chercheuse, qui fait partie de l’Équipe de modélisation stochastique appliquée (ÉMoStA).

Une approche probabiliste

Plusieurs estimations à propos de l’Ebola auraient été réalisées à l’aide de modèles à compartiments déterministes, observe Sorana Froda. «Notre modèle s’inscrit également dans la classe très large des modèles à compartiments et il est de type SIR, car nous avons divisé la population en trois catégories : S=susceptibles (personnes encore saines, non atteintes de la maladie), I= infectés (malades et contagieux) et R=retirés (guéris ou décédés). Durant l’épidémie, les susceptibles deviennent infectés et les infectés guérissent ou meurent.»

Sorana Froda Photo: Nathalie St-Pierre

Pour construire ce nouveau modèle, la professeure Froda et son ancien étudiant ont toutefois utilisé les données annuelles d’épidémies de la grippe saisonnière. Les agences de santé, dont Santé Canada, tiennent un registre assez complet de l’évolution de la grippe, comme le nombre de nouveaux cas par semaine, à travers, entre autres, un système de surveillance qui est constitué d’un réseau de médecins généralistes. «Ces médecins font des rapports hebdomadaires sur les patients atteints de la grippe qui ont visité leurs bureaux – le diagnostic est posé selon un protocole très précis, note la spécialiste en statistique. Il manque toutefois des informations détaillées sur la transmission individuelle du virus et nous avons proposé une méthode d’estimation qui pourrait mettre à profit cette information lacunaire.»

L’originalité de leur modèle a été de combiner une approche purement déterministe avec une approche probabiliste, précise Sorana Froda. Dans un modèle déterministe, on prédirait un nombre exact de personnes dans chacune des trois catégories – susceptibles, infectés et retirés – à un moment donné, par exemple à la fin de chaque semaine. «Avec l’approche probabiliste, ce nombre de personnes peut osciller autour d’une valeur moyenne, explique la chercheuse. Notre but est d’estimer le taux de reproduction de base, R0. Cette quantité peut guider les professionnels de la santé sur le nombre ou la proportion de personnes à vacciner afin d’endiguer une épidémie.»

On pourrait utiliser ce nouveau modèle pour estimer le nombre de cas d’Ebola à venir, mais ce n’est pas le but premier de cette recherche. «Dans sa version actuelle, notre modèle est mieux adapté à une maladie comme la grippe, dont la période d’incubation est beaucoup plus courte que celle de l’Ebola, même si les deux virus ont des valeurs de R0 d’ordre de grandeur comparable», souligne Sorana Froda. Le mode de transmission n’est toutefois pas le même pour la grippe et l’Ebola et le taux de mortalité de l’Ebola est énorme, ce qui fait toute la différence entre ces deux maladies, tient à préciser la chercheuse.

Chaque maladie possède en effet ses particularités et commande en quelque sorte des méthodes spécifiques d’estimation, poursuit-elle. «Idéalement, il faudrait tenir compte d’un ensemble de facteurs additionnels, comme la structure d’âge d’une population ou les différences géographiques. Mais c’est délicat, car les données qui leur sont liées ne sont pas toujours disponibles.»

Le taux de reproduction de base est un paramètre central en étude des épidémies et le concept possède des racines en démographie et en écologie, deux autres domaines où l’on pourrait utiliser ce nouveau modèle. «Les modèles probabilistes et les méthodes d’estimation des paramètres qui caractérisent les épidémies sont en continuelle évolution, ce qui explique le foisonnement des recherches dans ce domaine», conclut Sorana Froda.