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Un manuel qui rend fou?

La dernière version du DSM, la bible des psychiatres, soulève de vives critiques.

Par Claude Gauvreau

31 mars 2014 à 16 h 03

Mis à jour le 3 juin 2015 à 15 h 06

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Un enfant qui présente une irritabilité persistante et des épisodes fréquents de manque de contrôle pourrait être atteint du trouble de l’«humeur explosive». Se goinfrer deux fois par semaine pendant trois mois relèverait de l’«hyperphagie boulimique». Une personne ayant perdu un proche et qui, au bout d’un mois, continue de se sentir triste et déprimée souffrirait d’un trouble dépressif majeur. Ces nouveaux troubles mentaux se trouvent dans la cinquième édition du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, le fameux DSM-5.  

Depuis sa parution en mai 2013, le DSM-5, qui recense près de 400 troubles mentaux, ne cesse de susciter le débat. Plusieurs lui reprochent de pathologiser de manière excessive les émotions et comportements humains.

Publié pour la première fois en 1952 par l’Association américaine de psychiatrie, avec une liste de moins de 100 psychopathologies, le DSM est devenu au fil des ans la référence pour les psychiatres, les psychologues et autres intervenants en santé mentale. «Ce manuel diagnostique est un bestseller, non seulement aux États-Unis mais aussi au Canada, au Québec et en Europe. On l’utilise pour prescrire un médicament, pour déterminer la capacité d’un employé à retourner au travail ou pour orienter le parcours scolaire d’un  enfant», observe Marcelo Otero, professeur au Département de sociologie, qui comptait parmi les panélistes invités à une journée d’étude organisée récemment par l’Institut de recherche en santé publique de l’Université de Montréal (IRSPUM) .  

Amorcé il y a une dizaine d’années, le processus d’élaboration du DSM-5 a mobilisé des centaines de professionnels en santé mentale, américains et européens, répartis en 13 groupes de travail. «Le fait qu’autant de spécialistes participent à sa conception confère une grande autorité au DSM, note Marcelo Otero. Nombreux sont ceux qui se demandent comment tous ces gens pourraient se tromper. Pourtant, dès sa parution, la nouvelle édition du manuel a fait l’objet de vives critiques.»

Un tournant

Un tournant s’est opéré dans le monde  de la psychiatrie avec la publication, en 1980, de la troisième version du DSM. Celle-ci propose pour la première fois une grille a-théorique, facilement utilisable par les cliniciens, qui catégorise les maladies mentales et unifie les critères diagnostiques.

«Éminemment pragmatique, la psychiatrie américaine a toujours été à l’écoute de la demande sociale. Au début des années 1970, le DSM a cessé de considérer l’homosexualité comme une pathologie parce que cela correspondait alors à l’évolution des mentalités.»

Marcelo Otero, professeur au Département de sociologie 

 

Le DSM-3 définit le trouble de santé mentale comme un syndrome, soit un ensemble de symptômes, associé à une souffrance psychique ou à un comportement dysfonctionnel, explique le sociologue. «Pour ceux qui critiquent son approche, il ne s’agit pas de nier l’existence des symptômes décrits par le manuel, comme ceux de la dépression ou de la psychose, mais de questionner le statut qui leur est accordé. À quel moment un comportement dysfonctionnel doit-il être considéré comme le symptôme d’un trouble mental spécifique? Est-ce que la dépression et l’anxiété, par exemple, sont des problèmes de santé mentale ou des révélateurs de problèmes sociaux?» 

Marcelo Otero considère que ce n’est pas la psychiatrie qui, au fond, détermine ce qu’est un dysfonctionnement, mais la société. «Éminemment pragmatique, la psychiatrie américaine a toujours été à l’écoute de la demande sociale. Au début des années 1970, le DSM a cessé de considérer l’homosexualité comme une pathologie parce que cela correspondait alors à l’évolution des mentalités.»

Multiplier les diagnostics

D’une version à l’autre, certains troubles mentaux sont retirés du DSM et de nouveaux sont ajoutés. Le DSM-5 répertorie sensiblement le même nombre de pathologies que le DSM-4, paru en 1994. Le langage, toutefois, a changé. Au lieu de parler de retard mental et de trouble de l’identité sexuelle, on  utilise les expressions «déficience mentale» et «dysphorie de genre».  

«La principale nouveauté du DSM-5 réside dans l’introduction d’une évaluation dimensionnelle, qui vise à déterminer sur une échelle donnée la sévérité des symptômes, souligne le chercheur. C’est pourquoi le manuel parle maintenant du trouble du spectre de l’autisme et du spectre de la schizophrénie. Cela pourrait entraîner la multiplication des diagnostics psychiatriques et l’élargissement du champ des interventions.»

La dépression, une maladie ?

L’une des principales critiques adressées au DSM, déjà ancienne, concerne la mainmise que l’industrie pharmaceutique exercerait sur les spécialistes qui participent à l’élaboration du manuel. «L’influence du lobby pharmaceutique est réelle, mais elle n’explique pas tout, notamment la tendance à psychologiser les problèmes sociaux, comme celui de la dépression», dit Marcelo Otero.

Une publicité récente du ministère québécois de la Santé et des Services sociaux soulignait que la dépression est une maladie et qu’il ne faut pas avoir honte de consulter un médecin quand on se croit atteint.

«Si c’est le cas, comment expliquer que la prévalence de la dépression ne cesse d’augmenter depuis 30 ans et ce, malgré le nombre élevé de prescriptions d’antidépresseurs (34 millions d’ordonnances annuelles au Canada) ?» demande le professeur. Selon lui, la dépression prend racine dans une société où les individus sont appelés très tôt à être autonomes, responsables et performants, où le travail, consacré comme la valeur suprême de l’existence, tend à empiéter sur la vie privée, la famille et les loisirs. «Le déprimé contemporain est moins un individu triste qu’un individu fatigué et démotivé, qui ne se sent pas à la hauteur, observe Marcelo Otero. Chez lui, la capacité d’action est entravée. Or, la panne de l’action est synonyme, à terme, de mort sociale, car il n’y a pas de salut dans notre société hors de l’univers du travail.»

Après la névrose et la psychanalyse, «la dépression et les antidépresseurs se sont imposés comme le nouveau tandem emblématique de la souffrance sociale et de son remède», affirme le sociologue.