Depuis longtemps, on a l’habitude d’associer l’érotisme aux femmes et la pornographie aux hommes. Julie Lavigne, professeure au Département de sexologie, rejette ce postulat. Celle qui est aussi historienne de l’art vient de publier un essai, La traversée de la pornographie (éditions du remue-ménage), dans lequel elle explore le phénomène de la pornographie féministe dans les arts: vidéo, cinéma, arts visuels, performance.
En s’appuyant sur les théories de l’écrivain français Georges Bataille et de la féministe américaine Linda Williams, la chercheuse revisite les œuvres des artistes Carolee Schneemann, Annie Sprinkle, Pipilotti Rist et Marlène Dumas, lesquelles s’approprient les codes de la pornographie commerciale pour mieux les travestir. «Depuis plus de 20 ans, une forme de métapornographie propose une représentation de la sexualité féminine loin du paternalisme et de la victimisation, dit Julie Lavigne. Une représentation qui ne cherche pas à essentialiser la sexualité féminine ni à objectiver le corps féminin de façon négative. Des artistes filment leurs propres relations sexuelles, d’autres réutilisent des images de l’industrie porno ou offrent des performances explicites, tout en s’affirmant féministes.»
La pornographie a été abondamment dénoncée, mais il existe peu d’études, surtout en français, qui tentent de comprendre le phénomène. «Récemment, un nouveau courant de recherches est apparu, aux États-Unis d’abord puis en Europe, appelé Porn Studies, qui appréhende la pornographie comme un objet culturel et qui s’intéresse à son impact sur les mentalités et sur les pratiques artistiques, souligne la professeure. En histoire de l’art, la pornographie n’a pas été abordée de front dans une perspective féministe. C’est ce manque que j’ai cherché à combler.»
Un terrain miné
Les questions de l’érotisme et de la pornographie, tant en histoire de l’art que dans les études féministes en général, constituent un terrain miné. «Les adversaires de la pornographie utilisent le concept flou d’érotisme pour dire que ce n’est pas la représentation de la sexualité en soi qui est néfaste pour les femmes, mais la façon dont elle est représentée, observe Julie Lavigne. Bien que le thème de la sexualité soit récurrent en art et en histoire de l’art, il devient plus complexe et plus litigieux lorsqu’il est traité de façon pornographique par des femmes artistes.»
Au cours des années 80, un consensus est apparu au sein des différents mouvements féministes, particulièrement aux États-Unis, voulant que la pornographie exploite, dégrade et déshumanise les femmes. Pour certaines féministes, l’érotisme célèbre la sexualité féminine, tandis que toute représentation de la sexualité qui porte préjudice aux femmes relèverait de la pornographie. «Il est périlleux d’avancer ce qui est bon ou nocif pour les femmes, dit la chercheuse. Une telle distinction implique un jugement moral qui prime sur la liberté sexuelle. Durant la décennie 80, un féminisme libertaire a milité contre la censure pornographique et défendu la liberté d’exprimer une sexualité plus marginale, plus crue et plus brute, tout en cherchant à déconstruire le mythe essentialiste selon lequel la sexualité féminine serait nécessairement reliée à l’amour ou à la tendresse.»
On a dit aussi que l’érotisme se distinguait de la pornographie par son souci esthétique. Mais selon Julie Lavigne, une œuvre pornographique peut faire l’objet d’une démarche artistique et posséder des qualités esthétiques. «Ce qui est esthétique n’est pas nécessairement beau, dit-elle. Dans le cas de la porno, il s’agit d’une esthétique dérivée de la culture populaire, parfois kitsch ou trash.»
Des vases communicants
Dans son ouvrage, la chercheuse tente de réarticuler la relation entre érotisme et pornographie. La distinction qu’elle opère se veut davantage inclusive que polarisante. «Il apparaît impossible de distinguer de manière absolue et universelle une représentation à caractère pornographique et une autre à caractère érotique. Pour moi, ces représentations sont des vases communicants qui s’inscrivent dans le vaste champ de la sexualité humaine.»
L’érotisme ne s’oppose pas à la pornographie mais l’englobe, soutient Julie Lavigne, qui s’inspire notamment des travaux de René Payant, un historien québécois de l’art. «L’érotisme serait un axe sur lequel la pornographie occupe une extrémité, sous la forme d’une représentation de la sexualité fixée à quelques éléments – organes sexuels, bouche, anus, mains – et circonscrite par un nombre réduit de gestes, offrant ainsi une image codifiée, pleine, compacte, sans failles. À l’autre extrémité, se trouve un message à caractère sexuel plus diffus, plus nuancé et plus ouvert que celui de la pornographie.»
La professeure soutient qu’une forme d’émancipation émane de certaines œuvres pornographiques, dans la mesure où ces dernières revendiquent pleinement l’expression d’une subjectivité sexuelle féminine. «Une artiste comme Carolee Schneemann se met en scène en tant qu’objet et sujet sexuel, à la fois désiré et désirant, ébranlant ainsi l’objectivation du corps féminin. Dans une de ses performances du début des années 1990, Annie Sprinkle, installée sur une chaise, écarte les jambes et ouvre son vagin avec l’aide d’un spéculum pour montrer son col de l’utérus au public. Par cet acte souverain de dévoilement, elle subvertit deux méthodes patriarcales d’investigation du sexe des femmes: la gynécologie et la pornographie. Sa performance inspirera toute une génération d’artistes et de féministes qui travaillent et pensent les choses du sexe.»
Ces femmes et leurs œuvres mettent en évidence la distinction entre réalité et fantasme, une distinction qu’il faut savoir faire quand on aborde la question de la pornographie, avertit Julie Lavigne. «Si la pornographie montre des actes réels, ceux-ci font toujours l’objet d’une mise en scène et relèvent d’une sexualité fantasmée.»