Voir plus
Voir moins

Controverses en sciences sociales

Un ouvrage dirigé par Yves Gingras analyse des cas de désaccords en sciences humaines et sociales.

Par Claude Gauvreau

22 septembre 2014 à 16 h 09

Mis à jour le 23 septembre 2014 à 16 h 09

La réflexion sur la dynamique générale des controverses dans le champ des sciences sociales, où les polémiques sont pourtant légion, est plutôt rare.

«En règle générale, celui qui débat ne se bat pas pour la vérité mais pour sa thèse», a écrit le philosophe allemand Arthur Schopenhauer (1788-1860). Les études réunies dans Controverses. Accords et désaccords en sciences humaines et sociales, paru en France aux éditions du CNRS sous la direction du professeur Yves Gingras du Département d’histoire, tendent à confirmer ce jugement du philosophe.

La sociologie des sciences a analysé de nombreuses controverses scientifiques et technologiques, particulièrement en sciences de la nature, mais la réflexion sur la dynamique générale des controverses dans le champ des sciences sociales, où les polémiques sont pourtant légion, est plus rare.

«Ce projet de livre a germé dans un séminaire de doctorat en histoire que j’animais, dont le thème était les controverses en sciences sociales, explique Yves Gingras, qui est aussi titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences. J’avais demandé à chacun des étudiants d’écrire un article analysant un cas de controverse, en vue d’une publication dans une maison d’édition importante.»

Dans l’ouvrage, la doctorante Maude Lajeunesse se penche, par exemple, sur le livre Black Athena du linguiste Martin Bernal, publié en 1987, qui cherche à démontrer les origines afro-asiatiques de la civilisation grecque. Une thèse qui, dans le champ intellectuel aux États-Unis, fut bien accueillie par les Afro-Américains mais rejetée par d’autres. Dominique Laperle s’intéresse pour sa part à la polémique médiatique entourant la parution en France, en 2008, de l’ouvrage Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, signé par le médiéviste Sylvain Gougenheim, qui remet en question la part de l’héritage arabo-musulman en Occident.

Deux types de controverses

Yves Gingras distingue les controverses scientifiques et les controverses publiques. «Les premières, qu’il s’agisse des sciences de la nature – chimie, physique, biologie – ou des sciences sociales – sociologie, histoire, anthropologie –  se déroulent dans un espace relativement clos, soit le champ scientifique, et opposent des experts reconnus d’une même discipline», observe le chercheur.   

Yves GingrasPhoto: Nathalie St-Pierre

Les controverses publiques, elles, portent surtout sur les applications de la science ou sur des phénomènes ayant des conséquences sur la santé publique et l’environnement, comme celles concernant la nocivité de l’exposition aux ondes électromagnétiques ou le réchauffement climatique. Ces controverses débordent le champ scientifique et font intervenir d’autres acteurs sociaux aux formations et aux intérêts divers: industriels, politiciens, journalistes, associations de citoyens, etc.

Toutes les controverses scientifiques ne se transforment pas en controverses publiques, mais les sciences sociales en génèrent davantage que les sciences de la nature, soutient Yves Gingras. «Les sciences humaines sont souvent plus dangereuses socialement dans la mesure où les résultats de certaines recherches remettent en cause des croyances, des idéologies et des intérêts bien ancrés au sein de certains groupes.»

De plus, les frontières disciplinaires sont plus floues et les barrières à l’entrée moins élevées en histoire et en sociologie qu’en physique, en chimie ou en mathématiques. «Cela ouvre la porte à des non spécialistes – par exemple, des historiens amateurs – qui peuvent diffuser les fruits de leur réflexion s’ils trouvent un éditeur intéressé», souligne le professeur.

L’histoire: une science chaude

Plus que d’autres disciplines des sciences sociales, l’histoire constitue un enjeu social important et fait l’objet de tentatives d’instrumentalisation, affirme Yves Gingras. «Investie de la fonction de reconstruction du passé légitime, elle touche la fibre même des sociétés, leurs mythes et leur imaginaire. On peut discuter de l’histoire des sciences au Québec sans que les esprits s’échauffent. Par contre, une étude sur Lionel Groulx ou sur le rapatriement du traité de Paris de 1763 risquent de soulever des controverses idéologiques et politiques.»

Les commémorations historiques, notamment, sont souvent au centre de controverses publiques. Pas de quoi s’étonner, dit le chercheur, «puisqu’il s’agit chaque fois d’influer sur l’imaginaire social du citoyen.» En 1995, pour souligner le 50e anniversaire de l’explosion de la  bombe atomique sur Hiroshima, le musée Smithsonian de Washington avait décidé d’organiser une exposition en s’appuyant sur des travaux savants effectués depuis les années 60. «Le scénario de l’exposition, rappelle Yves Gingras, mettait l’accent sur la complexité du processus de décision, sur la difficulté de savoir si la guerre aurait pu se terminer rapidement sans l’usage de la bombe et, surtout, insistait sur la destruction massive provoquée par l’explosion. Sous la pression de politiciens conservateurs et de militaires retraités, l’exposition fut annulée et le directeur du musée forcé de démissionner.»

Ce cas, et bien d’autres, comme ceux d’Aristote au Mont-Saint Michel et de Black Athena, démontrent également que les controverses publiques en sciences sociales sont difficilement exportables, car leurs objets sont ancrés dans des cadres sociopolitiques nationaux. «En sciences de la nature, toutefois, les électrons, les atomes et les galaxies n’ont aucune nationalité», note  le professeur.

Des dialogues de sourds ?

Les controverses en sciences sociales ne sont-elles que des dialogues de sourds entre des spécialistes convaincus de détenir la vérité ? Yves Gingras n’adhère pas à cette thèse qu’il juge pessimiste sur le plan cognitif.

«La fonction des controverses n’est pas de convaincre l’adversaire de changer d’avis, dit-il. Le véritable destinataire visé par la critique d’une thèse est la majorité silencieuse au sein de la discipline. Cet auditoire n’intervient pas directement dans le débat mais, une fois la poussière retombée, il retient de l’un ou de l’autre camp les contributions les plus utiles et les plus solides.» En ce sens, les controverses constituent une sorte de moteur qui contribue à l’avancement des connaissances.