Il n’a pas fallu attendre très longtemps après l’arrivée d’Internet avant qu’un spécialiste ne soulève la question de la cyberdépendance. L’idée a été évoquée dès 1995 lors d’un forum réunissant des psychiatres. «Un an plus tard, la psychologue Kimberley Young suggérait de considérer la dépendance à Internet comme une nouvelle pathologie clinique en bonne et due forme», souligne le professeur Amnon Jacob Suissa, de l’École de travail social. Vingt ans plus tard, les cas de cyberdépendance se multiplient, mais certaines questions demeurent. Sur quels critères devrait-on se baser pour poser un tel diagnostic? Et comment devrait-on traiter cette “maladie”? Le professeur Suissa suggère quelques pistes de réflexion dans un article intitulé «Cyberaddictions: Toward a psychosocial perspective», paru dans la revue Addictive Behaviors. Il a également signé un chapitre intitulé «Cyberdépendances et pathologisation du social: aspects psychosociaux» dans l’ouvrage Penser les liens entre santé mentale et société aujourd’hui (PUQ, 2014).
Un problème réel
La cyberdépendance n’est pas considérée comme un trouble mental au sens strict du terme puisqu’elle n’est pas répertoriée dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, le DSM-V. Cela n’empêche pas les spécialistes de tirer la sonnette d’alarme, car le problème se répand très rapidement à travers le monde. «En Europe, l’incidence atteindrait un taux de prévalence qui oscille entre 1 % et 6 %, précise Amnon Jacob Suissa. Aux États-Unis, la variance serait entre 0,9 % et 4 %, alors qu’elle se situerait entre 8,1 % et 10,7 % en Asie.» Au Québec, les chiffres de 2008 indiquaient que 5 % des élèves du secondaire s’adonnaient aux jeux en ligne. Presque sept ans plus tard, on peut penser que l’incidence a augmenté, surtout auprès d’une génération qui a grandi avec Internet.
«Les personnes les plus à risque de développer une cyberdépendance seraient surtout des jeunes, «immatures» psychologiquement, qui tentent de s’adapter à un environnement de performance à tout prix où tout se déroule à très grande vitesse, précise le professeur. Certains y cherchent du soutien émotionnel et des formes de socialisation, d’autres, au contraire, tentent d’échapper à des difficultés importantes d’ordre personnel, affectif, familial ou financier.»
Exemples de cyberdépendance
La cyberdépendance renvoie à l’utilisation excessive des moyens de communication offerts par Internet, souligne Amnon Jacob Suissa. «L’individu affecté par cette dépendance est en perte de contrôle, recherche continuellement la connexion à Internet et voit sa vie sociale et personnelle perturbée.» Il existerait divers types de cyberdépendance: aux jeux en ligne, aux casinos en ligne et à la cyberpornographie. On peut aussi développer une cyberdépendance aux réseaux sociaux et même aux sites d’achat en ligne.
Une étude publiée en 2012 par un psychiatre français soulignait que les jeunes «accros» à Facebook y passaient trois fois plus de temps que la moyenne des utilisateurs, soit 191 minutes par jour. «Le besoin intense de se connecter, la remise à plus tard des obligations – études, travail, tâches administratives ou domestiques – font en sorte que l’investissement monomaniaque et exclusif dans Facebook prend le dessus sur les autres sources d’intérêt et de plaisir», observe le chercheur. Les Américains ont donné un nom à ce trouble d’anxiété relié à l’usage des médias sociaux: social media anxiety disorder – SMAD.
La perspective psychosociale
Même si elle n’est pas reconnue officiellement comme une maladie, la cyberdépendance est souvent diagnostiquée selon les critères du monde médical. «Cette approche est réductrice car elle se base uniquement sur des marqueurs biologiques, note Amnon Jacob Suissa. On déresponsabilise la personne, comme le font les AA avec les alcooliques, en associant la dépendance à des problèmes de gènes ou de déficience neuronale, à une perte de contrôle contre laquelle on ne peut rien faire. Or, le modèle médical et les traitements qui y sont reliés n’ont jamais réussi à réduire le nombre de personnes dépendantes à l’alcool depuis toutes ces années.»
Le professeur suggère d’adopter une perspective psychosociale, laquelle tient compte des réalités personnelles des individus et du contexte social. «On en revient toujours à l’estime de soi, observe-t-il. La cyberdépendance sert à fuir une certaine réalité et est souvent générée par une souffrance profonde en lien direct avec des conflits psychiques.»
Selon Amnon Jacob Suissa, nous serions dans un nouveau paradigme, celui de la logique des écrans: plus on se branche, plus on est seul. «L’acte de jouer ou de naviguer sur Internet ne constitue pas un problème en soi, reconnaît-il. C’est plutôt la pratique abusive de ces activités, au détriment d’autres sources d’intérêt, qui crée le cycle de la dépendance. Voilà pourquoi il est primordial de distinguer l’usage et l’abus afin d’identifier les conditions plus propices à la construction psychosociale du problème de dépendance.» Le chercheur précise que des programmes de prévention axés sur la gestion des émotions négatives permettraient sans doute de détecter les personnes qui risquent de franchir le pas séparant l’usage normal d’Internet et l’abus conduisant à la cyberdépendance.
Lorsque la motivation première est le plaisir, la tendance à développer un problème de cyberdépendance serait très faible, voire nulle, soulignent la plupart des spécialistes. «Quand on a de multiples sources d’intérêt et de satisfaction dans la vie, on peut puiser dans ses ressources personnelles et sociales, qui deviennent alors des facteurs psychosociaux de protection», conclut Amnon Jacob Suissa.