La vie des agriculteurs est reconnue pour ne pas être des plus faciles. Dans certaines régions du monde, le taux de suicide des agriculteurs est deux fois supérieur à la moyenne nationale. Doctorante en psychologie, Ginette Lafleur s’intéresse à la détresse psychologique des agriculteurs depuis quelques années déjà. Elle a corédigé un premier rapport pour la Coop fédérée, en 2006, qui dressait un portrait alarmant de la situation. Plus récemment, elle a mené une enquête révélant que 45 % des producteurs de lait québécois estiment que leur niveau de stress est élevé, contre 27 % de la population québécoise en général.
Cette enquête, conduite dans le cadre de ses études doctorales, sous la supervision de Michel Tousignant, professeur associé du Département de psychologie, et d’Yvan Droz, anthropologue et chargé d’enseignement à l’Institut des hautes études internationales et du développement, à Genève, lui a permis de rejoindre 1 800 producteurs de lait provenant du Québec, de la Franche-Comté, en France, et de la Suisse romande. L’enquête mesurait le niveau et les facteurs de stress, la détresse psychologique et les idées suicidaires des agriculteurs.
De la ferme à l’entreprise
Les petites fermes laitières ont disparu au fil des années, faisant place à de véritables entreprises de production laitière dont la taille ne cesse d’augmenter. Les fermiers sont devenus des entrepreneurs. Ces nouveaux entrepreneurs, autrefois occupés à des travaux plus souvent physiques, se retrouvent aujourd’hui derrière un bureau à s’occuper de tâches administratives auxquelles ils ne sont pas préparés. «La paperasse les rend plus irritables et stressés, observe Ginette Lafleur. Les agriculteurs ont l’impression de s’éloigner de leur but premier, soit de nourrir les gens.»
La mécanisation des fermes, certes, fait augmenter la productivité et pallie le manque de main-d’œuvre, mais cela fait augmenter le stress lié à la performance et nuit aux réseaux d’entraide. «Autrefois, les agriculteurs s’entraidaient, s’empruntaient des outils, se connaissaient, rappelle la chercheuse. La technologie a transformé leurs rapports sociaux.» Avec le nombre de fermes qui diminue – selon Statistique Canada, il y avait moins de 30 000 fermes au Québec en 2011, soit 39 % de moins qu’il y a 30 ans – celles-ci sont de plus en plus éloignées les unes des autres, ce qui accentue le phénomène d’isolement des agriculteurs. Sans main-d’œuvre, ni voisins proches, impossible de prendre congé le temps de se remettre d’une grippe ou encore de prendre des vacances…
Les agriculteurs français et suisses vivent sensiblement les mêmes choses que les québécois. En Suisse, la fin du régime de quotas laitiers, décrétée en 2009 à la suggestion de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) afin de favoriser les exportations, a fait des ravages auprès des agriculteurs. Cette crise du lait a mené plusieurs agriculteurs, forcés de vendre leur lait à moindre coût, au suicide. «Les quotas – toujours en vigueur au Québec – permettent de fixer le prix du lait, souligne Ginette Lafleur. Pour le producteur, il est ainsi plus facile de prévoir ses revenus et ses dépenses.» La France et l’Union européenne prévoient mettre fin aux quotas laitiers en 2015.
Une profession à risque
Selon la chercheuse, les agriculteurs éprouvent de la difficulté à reconnaître les signes de détresse… et à les accepter. «Ils se voient comme des gens fiers, robustes, qui ne se plaignent jamais.» Ils se disent également peu enclins à prendre soin d’eux par manque de temps. «Les agriculteurs priorisent le bien-être de leurs bêtes au détriment du leur», affirme Ginette Lafleur, précisant que des problèmes de santé peuvent sonner le glas d’une carrière en agriculture. «S’ils sont malades, les fermiers se sentiront diminués et se verront comme des nuisances pour leurs proches ou pour l’entreprise.»
Les agriculteurs sont plus vulnérables aux facteurs de stress familiaux (divorce, etc.) et financiers en raison de leur mode de vie. «La ferme est à la fois un milieu de vie et de travail, où les tensions peuvent s’imbriquer les unes aux autres», explique la doctorante. Lorsque des problèmes surviennent, les agriculteurs les plus à risque de s’enlever la vie sont ceux qui ne peuvent s’imaginer pratiquer un autre métier. «Ils ont bien souvent grandi sur une ferme. S’ils doivent vendre à cause d’une faillite ou d’un épuisement, cela signifie qu’ils n’ont pu transmettre le patrimoine», poursuit Ginette Lafleur.
Bien qu’elles soient peu nombreuses dans l’enquête, les agricultrices (celles qui possèdent le titre officiel d’exploitantes agricoles) souffrent également de stress aigu. Elles sont toutefois plus à même de reconnaître et de prendre en considération leur sentiment de détresse afin d’aller chercher de l’aide. «Comme, bien souvent, elles s’occupent aussi des enfants, elles peuvent, par exemple, compter sur un réseau d’entraide constitué de mamans rencontrées à l’école.»
Des travailleurs de rang
Dans certaines villes, comme Montréal, des mesures «physiques» sont mises en place pour éviter les suicides, comme la barrière anti-saut du pont Jacques-Cartier. L’accès plus facile à des psychologues et à d’autres professionnels fait aussi en sorte de «limiter les dégâts», ou du moins de retarder le passage à l’acte. Le phénomène est bien différent dans les régions rurales. Dans 60 % des cas, les agriculteurs mettent fin à leurs jours sur le lieu même de la ferme, ce qui est plutôt rare chez les autres type de travailleurs. «Ils ont accès plus facilement à des armes à feu et à des outils pour se pendre», constate la chercheuse.
Un projet pilote en Montérégie vise à doter les régions rurales de travailleurs de rang «qui vont vers les agriculteurs au lieu d’attendre que ces derniers demandent de l’aide». À la manière des camionneurs qui récupèrent le lait tous les matins, ils se promènent de ferme en ferme tout en offrant leurs services. Leur présence récurrente fait en sorte qu’ils créent des contacts avec les agriculteurs. Selon la doctorante, il est impossible d’appliquer le même modèle de soins en ville et en milieu rural. «Les intervenants doivent provenir du milieu ou, du moins, bien connaître le milieu agricole», note Ginette Lafleur. Au cours des dernières années, de plus en plus d’initiatives ont été mises en place dans les régions : des réseaux de pairs aidants et des lignes d’écoute, par exemple. «Ainsi, on peut au moins essayer d’apaiser la souffrance», conclut la chercheuse.