
Au Musée de la paix de Guernica, en Espagne, les visiteurs pénètrent dans une salle à manger d’époque qui se transforme, peu à peu, en une scène d’horreur. La pièce se désintègre lentement sous les yeux des «spectateurs-témoins» au son des sirènes retentissantes et des hurlements des enfants. Ils sont plongés au cœur du bombardement de Guernica, le lundi 26 avril 1937, qui souffla plus de 70 % de la ville et élimina quelque 25 % de sa population.
Au Musée de la mémoire et des droits de la personne, à Santiago, au Chili, un jeu de lumières dans une salle évoque les veillées funèbres organisées sous la dictature pour honorer la mémoire des disparus. Juste à côté, un artiste chilien a créé une installation évoquant les scènes de torture. Les gens descendent un escalier et se retrouvent à l’intérieur d’une salle, plongés dans le noir pendant quelques minutes. Soudain, une lumière forte jaillit, éclairant un mur tapissé de photos de citoyens anonymes.
L’été dernier, l’installation immersive Rain Room, du studio d’artistes Random International, a fait un tabac au Museum of Modern Art (MOMA) de New York. Certains visiteurs ont fait la file pendant près de huit (!) heures pour voir l’installation, une salle où il pleut littéralement à boire debout. L’averse cesse graduellement dès que des caméras sensibles détectent le mouvement du visiteur, lui donnant ainsi l’impression de contrôler la pluie. L’installation veut faire réfléchir sur le rôle de la science, de la technologie et du génie humain dans les transformations subies par l’environnement.
L’émotion, d’abord
On est loin des expositions classiques, qui se contentent de réunir une série d’objets disposés dans des vitrines ou des tableaux accrochés sur les murs. Des musées comme celui de Guernica ou de Santiago optent pour l’émotion. «On ne va plus voir une exposition, on va vivre une expérience muséale!», observe Dominique Gélinas (M.A. muséologie, 08), chargée de cours en muséologie à l’Université Laval et à l’Université de Sherbrooke. «Le Musée de la paix de Guernica aurait pu présenter les faits au moyen de panneaux retraçant les événements qui se sont déroulés lors du bombardement de la ville, illustre la professeure au Département de didactique Anik Meunier (Ph.D. éducation, 02), qui dirige le Groupe de recherche sur les musées et qui a vu l’exposition. On a plutôt choisi de faire revivre aux visiteurs cette atroce journée de l’histoire espagnole. On s’approprie ainsi le contenu de l’exposition par la fibre sensible. C’est très fort!»
«L’immersion, c’est un moyen de rendre l’univers des sciences plus convivial tout en facilitant la transmission du savoir.»
Alessandra Mariani
Doctorante en histoire de l’art
L’exposition virtuelle Branle-bas de combat! La vie au port de Montréal, 1939-1945, présentée sur le site Web du Vieux-Port de Montréal, met en scène neuf personnages fictifs qui travaillaient dans le port de Montréal pendant la Seconde Guerre mondiale. À l’aide de photographies, de récits personnels, d’un environnement sonore et de documents d’archives, l’exposition témoigne de l’évolution du conflit, du climat social et des activités qui animaient le port à cette époque. La professeure Joanne Burgess (Ph.D. histoire, 87), du Département d’histoire, et la diplômée Geneviève Létourneau-Guillon (M.A. histoire, 08), coordonnatrice du Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal, ont participé à la recherche historique et à la validation scientifique de l’exposition.
Des expositions à caractère historique seront toujours «plus marquantes si on fait appel aux émotions en ayant recours à des voix humaines et à des témoignages», estime Alessandra Mariani, doctorante en histoire de l’art et éditrice de la revue Muséologies, les cahiers d’études supérieures. Dans la crypte archéologique du musée Pointe-à-Callière, les visiteurs peuvent, parmi les nombreuses activités retraçant les débuts de Montréal, revivre une scène de marché en 1750 grâce à des témoignages de personnages virtuels ou participer à une procession à la mémoire des défunts inhumés dans le premier cimetière catholique de Montréal. Le tout, au moyen d’écrans transparents sur lesquels les personnages virtuels vaquent à leurs occupations au beau milieu des vestiges. «C’est une manière beaucoup moins aride de présenter l’histoire. Cela permet aussi de donner vie aux vestiges, de provoquer une émotion chez le spectateur», explique Manon Blanchette (Ph.D. études et pratiques des arts, 03), directrice de l’exploitation au musée.
En décembre prochain, l’exposition Pirates ou corsaires?, qui sera présentée dans le pavillon de l’Ancienne-Douane du musée, fera revivre l’univers des marins qui ont marqué l’histoire du Québec. «Les visiteurs auront la chance d’embarquer sur un vaisseau conçu spécialement pour l’occasion. Ce sera une expérience physique: ils pourront ressentir ce que c’était que de naviguer à cette époque», décrit Manon Blanchette.
Les sciences immersives
Les dispositifs d’immersion (simulateur, casques à infrarouge, jeu de rôle, écrans interactifs, etc.) occupent une place grandissante dans les musées scientifiques. Grâce à l’immersion, les visiteurs peuvent plonger dans un monde imaginaire, explorer des univers existants et même revisiter des temps désormais révolus. «L’immersion, c’est un moyen de rendre l’univers des sciences plus convivial tout en facilitant la transmission du savoir», souligne Alessandra Mariani. Mais faire «ressentir» aux visiteurs des phénomènes comme les changements climatiques ou des notions scientifiques complexes comme la théorie du Big Bang n’est pas toujours facile ! Des observateurs ont d’ailleurs critiqué le contenu scientifique quelque peu superficiel de certaines expositions immersives. Selon Alessandra Mariani, «il faut certes présenter un contenant alléchant afin d’attirer les foules, mais sans verser dans le sensationnalisme et sans sacrifier la qualité de l’information.»
Lancée en première mondiale au Centre des sciences de Montréal en avril 2012, l’exposition itinérante Star Wars Identités, conçue et réalisée par la boîte montréalaise gsmprjct°, est un exemple de réussite en matière de muséologie scientifique. Geneviève Angio-Morneau (B.A. design graphique; 03; M.A. muséologie, 05) était responsable du développement du contenu de cette exposition. Les diplômés Éric Demay (B.A. design de l’environnement, 06) et Judith Portier (B.A. design de l’environnement, 07) ont aussi travaillé sur le projet. Destinée à un public adolescent (comme Indiana Jones et l’aventure de l’archéologie, conçue un an plus tôt par la même équipe), Star Wars Identités invitait les visiteurs à pénétrer dans l’univers imaginaire de George Lucas au moyen de différents environnements interactifs. Plutôt que les concepts scientifiques traditionnellement associés à l’univers de Star Wars (espace, robotique), des notions de neuropsychologie et de sciences sociales en lien avec la formation de l’identité étaient intégrées au contenu. «Les visiteurs étaient conviés à créer leur propre héros inspiré de la série. L’exposition leur offrait également une occasion unique de se réinventer, d’avoir le choix d’être quelqu’un d’autre», relate la conceptrice. Munis d’un bracelet intelligent, les visiteurs devaient s’identifier aux différentes stations pourvues d’un scan et répondre à des questions en fonction de leurs valeurs. Les réponses données servaient par la suite à forger l’identité de leur alter ego. À l’issue de l’aventure, ils pouvaient faire connaissance avec leur personnage sur un mur interactif et… envoyer son profil sur leur compte Facebook! Nathalie Lafranchise (M.A. communication, 01; Ph.D. éducation, 10), professeure au Département de communication sociale et publique, et Françoys Gagné, professeur associé au Département de psychologie, font partie du comité scientifique qui a validé le contenu de l’exposition.
Une offre diversifiée
Si les musées offrent désormais des expositions moins conformes aux standards habituels, c’est, entre autres, parce que l’offre culturelle s’est diversifiée. Les institutions muséales se retrouvent en compétition avec une multitude d’événements artistiques à sensations fortes: cinéma 3D, spectacles à grand déploiement, cirque… «Les musées doivent se démarquer pour attirer eux aussi leur lot de visiteurs, observe Dominique Gélinas. Le musée devient un produit culturel au même titre qu’un spectacle.»
«Les oeuvres immersives imprègnent de manière durable notre mémoire. Parfois, on en découvre le sens des années plus tard.»
Manon blanchette
Directrice de l’exploitation au musée Pointe-à-Callière
Il reste une place pour les expositions plus traditionnelles, croit Anik Meunier. «Mais la façon de les présenter a évolué. Aujourd’hui, ces expositions sont souvent complémentées par la technologie.» Au Detroit Institute of Arts, les fresques de Diego Rivera qui couvrent les murs, peintes dans les années 30 en hommage aux travailleurs de cette ville industrielle, plongent le spectateur dans l’univers du peintre. Une sorte d’immersion naturelle. «Mais le visiteur peut aussi se servir d’un iPad comme audio-guide et obtenir l’information qui lui convient au rythme qui lui convient», dit la professeure.
Du côté de l’art contemporain
L’immersion n’est pas une invention de notre ère technologique. Personne ne reste de glace devant la fougue d’un Jean-Paul Riopelle ou en foulant le sol d’un site archéologique. «Ces œuvres ou ces endroits sont immersifs en soi», note Manon Blanchette. Celle qui cumule 25 ans d’expérience dans le domaine muséal, notamment au Musée d’art contemporain de Montréal et à la Société des directeurs des musées montréalais, s’intéresse depuis longtemps au phénomène de l’immersion. Lors de la dernière Biennale de Venise, au printemps dernier, elle a beaucoup apprécié le travail de l’artiste portugaise Joana Vasconcelos. L’artiste avait réaménagé de fond en comble un vrai bateau, le Trafaria Praia, qu’elle avait décoré et recouvert d’azulejos et de tissus colorés, à l’intérieur comme à l’extérieur. «C’était un environnement très enveloppant, témoigne la diplômée. Lorsque le bateau s’est mis à voguer sur le canal, porté par des airs de fado sous les yeux interrogateurs des badauds, les passagers-spectateurs devenaient peu à peu des acteurs de l’œuvre, parties prenantes de l’installation!»

En art contemporain, les œuvres immersives, qui prennent la forme d’installations dans la plupart des cas, sont partout: dans les musées, les galeries, les événements artistiques. À la Galerie de l’UQAM, Mélanie Martin, finissante à la maîtrise en arts visuels et médiatiques, a présenté cet automne l’installation Can I Stop Being Worried Now? Composée de carton ondulé, l’installation incitait les visiteurs à circuler à travers des passages étroits dans trois espaces plongés dans le noir et entièrement coupés de la salle d’exposition. Clin d’œil au bunker, à l’abri, à la grotte, l’œuvre proposait une expérience des notions d’isolement et d’intériorité. Présentée au même moment dans la grande salle, l’exposition consacrée à l’artiste italienne Donatella Landi, dont le commissariat était assuré par la directrice de la Galerie de l’UQAM, Louise Déry, créait elle aussi un environnement immersif avec ses images vidéo et ses effets sonores.
Plusieurs historiens de l’art voient en l’artiste américain Bill Viola l’un des précurseurs de l’immersion. Au moyen de dispositifs de projection variés (miroirs, moniteurs multiples, rétroprojecteurs, écrans monumentaux) et d’effets visuels (ralentissements, grossissements), les installations de Bill Viola amènent les visiteurs dans des univers oniriques et hyperréalistes à la fois, et invitent ces derniers, plongés dans le noir, à revisiter leurs sens. «Ce sont des œuvres très émotives, qui mettent en scène des expériences déterminantes dans la vie des êtres humains comme la naissance, la mort, la solitude et la douleur, explique Manon Blanchette, dont la thèse de doctorat portait sur le travail de l’artiste. Les œuvres immersives imprègnent de manière durable notre mémoire. Parfois, on en découvre le sens des années plus tard.»
Source :
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 11, no 2, automne 2013