C’est une crise existentielle qui a amené François Audet, chef de délégation pour la Croix-Rouge en Afrique, à devenir professeur à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM. Celui qui a travaillé dans le domaine de l’aide internationale pendant 18 ans a décidé de transformer en questionnement théorique – et en sujet de doctorat – les questions qui le tenaillaient de plus en plus sur le terrain. «Je m’interrogeais sur les motivations des acteurs, sur l’architecture de l’aide et, plus généralement, sur la dualité entre discours et pratique dans le domaine de l’aide internationale», précise le professeur du Département de management et de technologie, qui a depuis fondé l’Observatoire canadien sur les crises et l’aide humanitaire.
Plusieurs débats secouent les organisations d’aide humanitaire. L’un des plus importants, et il ne date pas d’hier, concerne leurs relations complexes avec les États. «Il y a des ONG, comme la Croix-Rouge, qui fonctionnent encore dans le système international et qui attendent l’autorisation des États avant d’intervenir, rappelle François Audet. D’autres refusent d’attendre l’autorisation d’États qui ne veulent pas coopérer, ne peuvent pas ou qui sont parfois même responsables des crimes commis. Ils font fi des frontières. C’est d’ailleurs de là qu’est venu le mouvement sans frontières.»
Politisation de l’aide
Depuis les attentats de septembre 2001, ce mouvement a toutefois été confronté à une nouvelle réalité: celle de la sécurité dans un contexte de lutte au terrorisme. «Les organisations non gouvernementales, malgré leur neutralité revendiquée, sont maintenant perçues comme des instruments de la politique étrangère occidentale, dit le professeur. En Afghanistan, les Américains ont clairement dit aux ONG qu’elles étaient des outils pour gagner la guerre. Pendant que les avions bombardaient, les ONG allaient les aider à gagner les cœurs et les esprits de la population.»
Cette instrumentalisation n’a pas été sans conséquence. «Quand on est associé à l’envahisseur occidental, on risque davantage d’être dans la mire des combattants, note François Audet. Et, de fait, les attaques ciblant les travailleurs humanitaires se sont multipliées depuis 2001.» En août dernier, Médecins sans frontières (MSF) a annoncé son retrait de la Somalie, un pays en guerre civile depuis deux décennies, à cause de violentes attaques contre son personnel, dont plusieurs membres ont été tués ou enlevés au cours des dernières années.
Lors de l’annonce de son retrait, MSF a également déploré «l’abus et la manipulation de l’aide humanitaire» dont l’organisation était victime en Somalie. Une situation qui n’a rien pour étonner Stéphane Pallage. Parmi ses sujets de recherche, le nouveau doyen de l’École des sciences de la gestion, professeur au Département de sciences économiques, s’est lui aussi intéressé à l’aide internationale. «La Somalie est dominée par des chefs de guerre qui règnent en terrorisant les populations locales, en les pillant et en les chassant de leurs terres, dit-il. Ces kleptocrates créent délibérément des famines, sachant que dès qu’il y a une famine, on envoie de l’aide humanitaire, laquelle est pour eux une source formidable de revenus à extorquer.»
Stéphane Pallage ne ménage pas ses critiques envers l’aide internationale. «Depuis les années 60, un pays africain moyen a reçu 12 % de son PIB annuel de l’aide internationale, dit l’économiste. C’est l’équivalent de six fois l’aide reçue par un pays comme la France grâce au plan Marshall durant les années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale.»
Des effets néfastes
Selon Stéphane Pallage, si l’aide internationale a enregistré quelques succès au fil des décennies, ses échecs sont beaucoup plus nombreux. «Dans la majorité des pays qui ont reçu de l’aide depuis 30 ou 40 ans, on a observé très peu de croissance et même, dans certains cas, de la décroissance», dit-il. Comment expliquer cette absence de résultats? Gouvernements kleptocrates, corruption, conflits civils: les facteurs sont nombreux. Mais il ne faut pas se leurrer sur les effets pervers de l’aide. «Pour obtenir de l’aide, on doit se qualifier, observe Stéphane Pallage. Un dirigeant qui veut continuer à recevoir du soutien n’a pas nécessairement intérêt à faire diminuer la pauvreté dans son pays.»
«Les producteurs locaux qui essaient, pour survivre, de vendre leurs récoltes à un prix raisonnable ne peuvent concurrencer les denrées gratuites provenant de l’aide internationale.»
stéphane pallage
Doyen de l’École des sciences de la gestion et professeur au Département de sciences économiques
Mohammed Chikhaoui (M.B.A., 94), qui a travaillé pendant plus de 10 ans pour OXFAM Québec, ne le contredit pas entièrement: «Pourquoi l’aide est-elle si peu efficace? Cela dépend de la façon dont on mesure l’efficacité, répond-il. Le développement, cela demande du changement, et le changement, cela prend du temps. Mais il y a aussi des gouvernements et des entreprises qui peuvent avoir intérêt à ce que les choses ne changent pas.»
D’autres effets nuisibles de l’aide internationale? L’aide reçue sous forme de produits alimentaires, de la part de pays riches qui veulent écouler leurs surplus, peut gravement perturber les prix sur le marché local. «Les producteurs locaux qui essaient, pour survivre, de vendre leurs récoltes à un prix raisonnable ne peuvent concurrencer les denrées gratuites provenant de l’aide internationale», explique Stéphane Pallage. Ce qui est vrai pour la nourriture l’est aussi pour les services. En Haïti, des médecins locaux ont été forcés à l’exil, incapables de concurrencer les services gratuits offerts par les ONG internationales.
La question de l’aide internationale n’est pas simple, concède l’économiste, soulignant la distinction qui doit être faite entre aide humanitaire et aide au développement. «Il ne s’agit pas de remettre en question l’aide d’urgence, dit-il. Quand les gens meurent, on n’a pas le choix d’intervenir. Mais il ne faut pas que l’aide devienne permanente.»
«Si on associe les populations locale à la gestion des forêts, elles risquent moins de se retourner contre nos efforts de conservation. Mais la consultation, cela exige de prendre du temps, ce qui n’est pas un réflexe naturel quand on est habitué à travailler dans l’urgence.»
Jeanne mangani
Coordinatrice à la Rainforest Foundation, en Angleterre
Alors que certaines agences ont un mandat qui se limite clairement à l’aide d’urgence et que d’autres sont explicitement engagées dans l’aide au développement à long terme, la frontière entre les deux mondes demeure floue, observe François Audet. «L’aide humanitaire commence toujours avec une catastrophe: une famine, une guerre, un tremblement de terre… Mais quand on aide quelqu’un qui se noie, que fait-on après l’avoir ramené au rivage? On ne le laisse pas mourir sur la plage. On lui trouve un abri, on le soigne. Et puis, s’il faut lui amputer une jambe, on lui fait une prothèse, on lui offre de la réhabilitation. Et s’il ne peut plus gagner sa vie comme cultivateur, on lui apprend à lire et à écrire, on lui enseigne un nouveau métier… Où doit-on s’arrêter? L’aide internationale, c’est tout ça.»
L’aide crée une forme de dépendance, admet Jeanne Mangani (M.Sc. sciences de l’environnement, 08). Actuellement à l’emploi de la Rainforest Foundation, une ONG basée à Londres qui œuvre à la protection des forêts équatoriales en lien avec les droits des populations qui y vivent, la jeune femme a passé un an et demi au Congo, dans le cadre d’un projet d’alimentation en eau potable. «Quand l’ONG est le seul employeur du village, il est évident que cela entraîne des distorsions économiques, dit-elle. Mais critiquer le système ne signifie pas qu’il faut l’abolir.»
Impliquer les communautés locales
Pour que l’aide soit plus efficace, pour qu’elle cesse un jour d’être nécessaire, tous les travailleurs humanitaires sont d’avis que la solution passe par une plus grande implication des communautés locales dans les projets de développement qui les concernent. Si les familles sont consultées et qu’elles choisissent l’emplacement des latrines qu’on souhaite installer dans leur village, les chances seront meilleures qu’elles les entretiennent, illustre Jeanne Mangani. De même, «si on associe les populations locales à la gestion des forêts, elles risquent moins de se retourner contre nos efforts de conservation. Mais la consultation, cela exige de prendre du temps, ce qui n’est pas un réflexe naturel quand on est habitué à travailler dans l’urgence.»
Pour Jeanne Mangani, l’aide n’est pas seulement une affaire d’urgence. Au contraire, elle insiste sur la nécessité de développer des perspectives à long terme. Ainsi, l’ONG pour laquelle elle travaille établit des cartes des terroirs où vivent différentes communautés de la forêt équatoriale. «Dresser une carte produit des résultats moins visibles et moins rapides que si l’on creusait un puits, dit-elle. Mais, avec une carte indiquant où se situe leur terroir, les villageois disposent d’un outil qui les aide dans leurs négociations avec les exploitants extérieurs. C’est crucial, car sans accès à la terre, sans accès aux ressources, on ne peut pas se développer.»
Une aide intéressée
Malheureusement, l’aide internationale est trop souvent intéressée, déplorent les travailleurs sur le terrain. L’aide «généreusement» accordée sert plus souvent qu’autrement à financer des biens ou des services produits par des entreprises d’ici. Professeure au Département de management et technologie, Olga Navarro-Flores (Ph.D. administration, 07) a été pendant plusieurs années consultante en évaluation de projets de développement en Amérique latine, en Asie et en Afrique pour des ONG financées par des agences gouvernementales. «En accordant de l’aide, les gouvernements des pays aidants ont pour objectif, de façon plus ou moins ouverte, de favoriser leur propre développement économique, dit-elle. Au Canada, c’était déjà vrai sous les libéraux, mais cela s’est confirmé avec le régime conservateur.»
La professeure raconte qu’elle devait bien souvent, dans le cours de ses évaluations, se livrer à un savant travail de traduction entre les objectifs définis par les bailleurs de fonds, ceux des ONG et ceux des communautés locales. «Les objectifs des bailleurs de fonds sont souvent complètement déconnectés des besoins des communautés», dit-elle.
Le manque fréquent d’adéquation entre les besoins des communautés locales et l’aide envoyée par les pays du Nord ainsi que l’arrogance de ceux qui, avec leurs dollars, veulent imposer leurs conditions et leurs façons de faire, explique l’ambivalence des gens du Sud à l’égard des pays donateurs. «Ils savent qu’il y a un coût politique, culturel et économique à l’aide reçue», remarque Olga Navarro-Flores.
Des résultats inattendus
Pour François Audet, il est clair que l’aide internationale doit être repensée. «La formule actuelle ne fonctionne pas, dit-il. Il faut désoccidentaliser l’aide, soutenir davantage le développement des capacités locales d’intervention, transférer les ressources et les expertises, y compris le pouvoir de décision, dans les communautés qui en ont besoin.»
«Il faut désoccidentaliser l’aide, soutenir davantage le développement des capacités locales d’intervention, transférer les ressources et les expertises, y compris le pouvoir de décision, dans les communautés qui en ont besoin.»
françois audet
Professeur du Département de management et technologie
Si l’aide internationale n’a pas produit jusqu’à ce jour les résultats souhaités, il faut éviter de jeter le bébé avec l’eau du bain, souligne Olga Navarro-Flores. «Parfois, un projet de développement permet d’atteindre des objectifs non attendus au départ.» Un village d’agriculteurs peut échouer à mettre sur pied une stratégie de mise en marché d’un nouveau produit d’exportation, par exemple, mais le processus permettra l’éclosion d’une coopérative d’achats ou d’un groupe de pression servant à défendre ses intérêts face aux minières locales.
Mohammed Chikhaoui abonde dans ce sens. «Ce serait une grave erreur de considérer que l’aide internationale n’a rien changé au cours des 40 dernières années, dit-il. Dans bien des endroits, l’aide a permis l’éclosion de petites organisations locales qui aident leurs communautés. Cela n’est pas rien.»
Source :
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 11, no 2, automne 2013.