«Un élève pianotait sans arrêt sur son téléphone pendant la visite d’un conférencier, raconte Anne Bérubé (B.A. études littéraires, 92; M.A. études des arts, 97), enseignante au Cégep du Vieux Montréal. À la fin de la conférence, quand je suis allée lui faire part de mon mécontentement devant ce manque de respect, il m’a montré son téléphone : il avait pris 20 pages de notes!»
Bienvenue dans la classe du XXIe siècle! Les ordinateurs portables, tablettes et téléphones intelligents font désormais partie du paysage scolaire. «Certains enseignants résistent encore aux technologies, fait remarquer François Bourdon (B.Ed. éducation préscolaire et enseignement primaire, 08). C’est correct. Chacun doit faire le saut à son rythme, mais dès qu’on plonge, on n’a plus le goût de revenir en arrière.»
Ancien designer multimédia, François Bourdon enseigne en troisième année à l’école primaire Wilfrid-Bastien, dans l’arrondissement Saint-Léonard. Sa iClasse, qui compte 21 élèves, n’a rien à voir avec les classes traditionnelles. Les élèves n’ont plus de pupitres individuels : ils travaillent en petits groupes sur les tables regroupées au centre du local dépourvu d’un bureau d’enseignant. Le tableau conventionnel a cédé sa place à un tableau blanc interactif (TBI). On retrouve le long des murs une dizaine d’ordinateurs de table, quelques portables et quatre iPads. «Notre philosophie est axée sur la motivation, l’estime de soi et l’implication des élèves, note celui qui a élaboré le concept de l’iClasse avec son collègue Pierre Poulin, qui enseigne en sixième année. La pédagogie, la gestion de classe et le processus d’évaluation ont été revus.»
Collaboration et débrouillardise
François Bourdon explique encore des notions de base, essentielles pour saisir certains concepts, mais ses élèves prennent rapidement le relais pour s’approprier la matière. Ils ont le réflexe d’aller à l’ordinateur pour effectuer des recherches et ils travaillent entre eux, les plus forts jumelés avec les plus faibles. «La technologie les amène tout naturellement à collaborer. Ils sont débrouillards et ils adorent partager l’information, raconte l’enseignant. Par exemple, ils exécutent des exercices sur iPad que nous suivons en direct sur le TBI. Un élève a récemment mis en ligne son plan d’écriture pour le bénéfice de ses camarades, sans que je l’aie demandé. Un autre nous a présenté un site Web qu’il avait trouvé pour faire des exercices de calligraphie.»
«La technologie les amène tout naturellement à collaborer. Ils sont débrouillards et ils adorent partager l’information.»
françois bourdon
Diplômé et enseignant en troisième année
Une classe comme celle de François Bourdon n’est pas encore monnaie courante au Québec. Le sera-t-elle un jour? Doit-on absolument recourir aux outils technologiques pour enseigner? Les spécialistes interrogés tiennent tous le même discours : la technologie doit bonifier une situation d’apprentissage, sinon il vaut mieux s’en passer. «À la corbeille!» hurlent-ils en chœur à propos de l’ennuyant PowerPoint qui sert de support pour lire des notes de cours. «Je l’utilise comme complément, souligne Anne Bérubé, mais autrement je ne suis pas du tout techno. Je considère le contenu plus important que les artifices spectaculaires.»
Bien sûr, les nouveaux gadgets technos suscitent l’intérêt des élèves. L’an dernier, quelques écoles privées ont imposé à leurs élèves l’achat d’un iPad dès la première année du secondaire. «Du marketing! s’indigne Thierry Karsenti (Ph.D. éducation, 98), directeur de la Chaire de recherche du Canada sur les technologies de l’information et de la communication (TIC) en éducation à l’Université de Montréal. Les écoles disent que les élèves sont ravis. Quelle surprise! Qui ne serait pas ravi de posséder un iPad à cet âge-là?»
«Aucune recherche indépendante n’a démontré de liens directs entre l’utilisation des technologies et une meilleure réussite scolaire, affirme Martin Lépine (M.A. linguistique, 04), professeur suppléant au Département de pédagogie de l’Université de Sherbrooke, qui a enseigné au primaire et au secondaire. Un effet de nouveauté, oui, qui provoque souvent un gain de motivation chez les élèves, mais cela ne dure pas.»
Ce ne sont pas les technologies en soi qui améliorent l’apprentissage, mais les usages qui en découlent, précise Thierry Karsenti. «Le TBI, par exemple, peut fonctionner dans une classe peu nombreuse au primaire, mais pas au secondaire. L’écran fait trois sur quatre pieds : dans les classes nombreuses, les élèves des deux dernières rangées ne voient absolument rien.» Le chercheur a été l’un des premiers à saluer la décision de la ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Marie Malavoy, d’annuler l’ambitieux programme d’achat de TBI lancé par le gouvernement précédent. «Imposer un outil unique à l’ensemble des enseignants de la province est un non-sens», juge-t-il.
Choisir ses TIC
Il appartient en effet aux enseignants de choisir les TIC qui leur conviennent. L’offre est vaste : plateforme d’apprentissage (Moodle, ePortfolio), logiciels de présentation (PowerPoint, Prezi), baladodiffusion, blogues, réseaux sociaux (Edmodo, Facebook), etc.
«Aucune recherche indépendante n’a démontré de liens directs entre l’utilisation des technologies et une meilleure réussite scolaire.»
martin lépine
Diplômé et professeur suppléant au Département de pédagogie de l’Université de Shebrooke
«Je prône la résistance amicale aux nouvelles technologies, affirme pour sa part le professeur du Département de didactique Martin Riopel, lauréat du Prix d’excellence en enseignement de l’UQAM en 2012. Je soupèse le pour et le contre, jusqu’au moment où je suis convaincu qu’il y a des avantages à les utiliser. Ce moment de résistance permet de prendre du recul et de développer un bon esprit critique.»
D’aucuns pensent que les futurs enseignants n’auront pas de problème à se servir des TIC, puisqu’ils ont grandi en les utilisant. Erreur! «Les étudiants fréquentent beaucoup les réseaux sociaux comme Facebook, mais ils ne connaissent pas bien les autres outils», souligne Stéphane Villeneuve, lui aussi professeur au Département de didactique de l’UQAM, qui effectue chaque trimestre un sondage auprès de ses étudiants à propos de leurs compétences en matière de TIC. Le son de cloche est le même du côté de l’Université de Sherbrooke. «L’an dernier, une étudiante de quatrième année au baccalauréat en enseignement ne savait pas comment changer une diapositive dans sa présentation PowerPoint, raconte Martin Lépine. C’est aberrant!»
Les futurs enseignants s’apercevront rapidement qu’ils n’ont que très peu de temps à consacrer à l’apprentissage des TIC, une fois embauchés. «La formation continue sera primordiale, sinon ils seront rapidement dépassés par les nouveaux outils», note Stéphane Villeneuve. Voilà pourquoi, en décembre dernier, les concepteurs de l’iClasse ont lancé une firme-conseil (www.iclasse.com) pour venir en aide aux enseignants qui souhaitent s’initier au concept ou se perfectionner dans le domaine.
À l’UQAM, le besoin de soutien des professeurs et des chargés de cours a mené le Service de l’audiovisuel à mettre sur pied en 2012 le Carrefour technopédagogique. «Plus d’une centaine d’entre eux sont venus frapper à notre porte pour obtenir de la formation», précise Marina Caplain, chargée de projets technopédagogiques.
Des TIC contre le décrochage
Il est difficile de savoir quelles sont les TIC les plus efficaces en classe, notent les spécialistes. «On adopte un gadget ou un logiciel, on n’a pas le temps d’en évaluer scientifiquement la portée et hop! on le laisse tomber pour un plus récent», déplore Martin Riopel. Rares sont les exemples d’expériences menées sur de nombreuses années.
«Pour cela, il faut des directions de commissions scolaires ou d’établissements qui ont une vision à long terme et qui s’y tiennent», précise Thierry Karsenti, qui s’est intéressé à un cas unique en Amérique du Nord. La commission scolaire Eastern Townships, qui accueille des élèves provenant de milieux défavorisés des Cantons de l’Est, a réduit en 10 ans son taux de décrochage de moitié, passant de 42 % à 22 %. Comment? On a acheté 4 500 ordinateurs portables et on les a distribués à tous les élèves, depuis la troisième année du primaire jusqu’à la fin du secondaire. «Les TIC ont servi de catalyseur, explique le chercheur. Cela a eu une influence sur le taux d’absentéisme, sur la motivation des élèves, sur l’engagement des enseignants et, en bout de ligne, sur l’apprentissage.»
Les élèves ont souligné la grande utilité du correcteur automatique du logiciel Word pour améliorer leurs résultats scolaires, précise Thierry Karsenti. «C’est comme travailler avec un coach, nous ont-ils dit. Chacun a une rétroaction immédiate sur son orthographe, ce que ne peut pas donner un enseignant dans une classe.» François Bourdon l’expérimente chaque jour dans sa iClasse. «J’ai appris à mes élèves comment décoder le soulignement rouge ou vert de Word, à corriger leurs erreurs et à être vigilants, car l’ordinateur peut se tromper», note-t-il.
En raison de cette rétroaction à la seconde près, l’avenir des TIC en milieu scolaire se situe, entre autres, du côté des jeux éducatifs comme Mécanika (www.mecanika.ca), créé à la maîtrise par François Boucher-Genesse (M.A. éducation, 12). Ce jeu amène les utilisateurs à développer des connaissances intuitives en physique. Son concepteur s’est ensuite associé à Jean-Guillaume Dumont (B.A communication, 06; M.A. éducation, 12) dans l’aventure iboolab (devenue ensuite Ululab, www.ululab.com), une entreprise de jeux éducatifs pour appareils mobiles. «Ces jeux permettent aux étudiants de s’approprier à leur rythme des notions difficiles», affirment les deux concepteurs, dont le premier jeu portera sur les fractions.
Interactivité humaine
«Mon garçon de trois ans et demi s’amuse déjà avec mon iPad, raconte François Bourdon. S’il fallait qu’il commence son parcours scolaire dans une classe conventionnelle, il s’ennuierait ferme!» Fervente utilisatrice des TIC, Carole Raby (Ph.D. éducation, 04) ne partage pas cet avis. «On connaît tous des enseignants qui n’ont jamais utilisé les TIC parce qu’ils n’en ont pas besoin, dit cette professeure du Département de didactique de l’UQAM. Leurs élèves sont captivés par leur énergie et leur enthousiasme.»
Le défi est peut-être plus difficile à relever au cégep et à l’université, où les étudiants naviguent sur Facebook et envoient des messages textes avec leur portable ou leur téléphone intelligent. «Jadis, ils auraient lu le journal ou fait des mots croisés à l’arrière de la classe, relativise Carole Raby. La présence et l’attention des étudiants, ça se mérite. Il faut être plus intéressant que les réseaux sociaux!»
À l’instar de son collègue Martin Riopel, la chercheuse affirme que la clé de l’apprentissage réside dans la valeur interactive d’un cours et que cela n’est pas nécessairement lié à l’utilisation des TIC. «Le cours magistral demeure l’une des formules pédagogiques les plus efficaces pour enseigner certains contenus», fait remarquer Martin Lépine.
C’est aussi ce qui ressort d’une étude sur la perception des TIC par les étudiants et les professeurs d’université, menée par la professeure Magda Fusaro (M.A. communication, 95) pour le compte de la CREPUQ. «Les étudiants préfèrent les défis intellectuels stimulants et les exposés magistraux utilisés à bon escient», note avec étonnement la professeure au Département de management et technologie, titulaire de la Chaire UNESCO-Bell en communication et développement international à l’UQAM. «C’est surprenant et, en même temps, très rassurant, car cela signifie qu’ils aiment apprendre et que nous, les enseignants, avons encore un rôle à jouer», conclut la chercheuse en riant.
On débranche!
Facebook prend beaucoup de place dans l’univers des jeunes, branchés 24 h sur 24 grâce aux messages textes. Cathy Thibeault (B. Ed. enseignement secondaire, 98) mène depuis trois ans une expérience avec les élèves de cinquième secondaire de l’École polyvalente Paul-Arseneau, à L’Assomption. Dans le cadre du Projet simplicité volontaire, les élèves acceptent de se priver d’outils technologiques pendant trois jours afin de réfléchir aux effets de ceux-ci sur leur vie quotidienne. Ni téléphone, ni ordinateur, ni télévision. «Le principal bénéfice qu’ils ont noté est une augmentation du temps et de la qualité de leur sommeil, raconte l’enseignante. Ils ont pris conscience qu’ils dorment peu, car ils naviguent sur Facebook ou échangent des messages textes jusqu’aux petites heures du matin. Or, le sommeil est l’un des facteurs qui favorisent une meilleure disposition à l’apprentissage. Et comme ils n’avaient rien à faire le soir, ils ont aussi redécouvert le plaisir de la lecture!»