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Qui se souvient de Badaduq?

En 1972, l’UQAM inaugure un système informatisé de repérage de livres unique au monde.

Par Marie-Claude Bourdon

19 novembre 2012 à 0 h 11

Mis à jour le 29 mars 2019 à 16 h 03

Série Cinquante ans d’histoire
L’UQAM, qui célèbre son 50e anniversaire en 2019-2020, a déjà beaucoup d’histoires à raconter. La plupart des textes de cette série ont été originalement publiés de 2006 à 2017 dans le magazine Inter. Des notes de mise à jour ont été ajoutées à l’occasion de leur rediffusion dans le cadre du cinquantième.

Inauguration de Badaduq en 1973.Photo: Service des archives/UQAM

Reportez-vous dans le temps. Plus précisément, au début des années 1970. Une époque où, souvenez-vous, les ordina­teurs personnels n’existent pas encore. Ni les téléphones mobiles, ni Internet. Quand on veut se documenter sur un sujet, impossible de «googler» sa demande sur un clavier. Il faut aller jusqu’à la bibliothèque. Là, on doit consulter des fiches cartonnées contenues dans de longs meubles de bois remplis de tiroirs étroits, où sont classés, par titre, par auteur et par sujet, tous les livres disponibles sur les rayons. C’est long et fastidieux. Tellement que bien des volumes, rarement repérés par les professeurs et étudiants, s’empoussièrent sur les étagères.

Comment faire pour que les usagers profitent davan­tage des ressources de la bibliothèque? Pour l’UQAM, une université jeune, moderne et résolument tournée vers l’avenir, la réponse s’impose d’elle-même : en mettant à profit les possibilités de l’informatique, cette merveille technologique dont on commence à peine à explorer le potentiel.

Le 24 octobre 1972, trois ans après la création de l’Uni­versité, a lieu le lancement officiel de Badaduq (banque de données à accès direct de l’Université du Québec). Ce jour-là, les membres de la direction, les représentants du milieu de l’éducation et de la presse réunis dans les locaux de l’audiovisuel ne le savent peut-être pas, mais ils assistent à la démonstration de l’un des premiers systèmes interactifs de repérage de volumes au monde. En fait, probablement le premier.

Le premier!

C’est la bibliothèque de l’Université d’État de l’Ohio qui est généralement reconnue pour avoir conçu le premier catalogue automatisé. «Mais comme son catalogue accessible au public date de 1975, le système uqamien serait plus ancien et pourrait bien avoir été le premier», indique Claire Boisvert, directrice des Services tech­niques au Service des bibliothèques [aujourd’hui retraitée], qui a fait sa petite enquête sur le sujet. C’est, en tout cas, l’avis d’André Joffe, le programmeur qui, avec l’aide du bibliothécaire Conrad Corriveau, a mis au monde Badaduq. «Il existait des systèmes informatisés ailleurs, à la Bibliothèque du Congrès de Washington ou à l’Université de Toronto, par exemple. Mais c’était des systèmes de catalogage destinés aux bibliothécaires, non aux usagers.»

Le bibliothécaire André Champagne, à la retraite depuis 2006, avait été envoyé à l’Université de Grenoble par l’UQAM pour y étudier le système Monocle, développé à la bibliothèque des sciences. «Ce n’était pas un système pour le public, axé sur le repérage, dit-il. On y entrait des données, et il en sortait des fiches de catalogue.»

Dès ses débuts, Badaduq est reconnu comme une innovation. Les étudiants en bibliothéconomie de McGill et de l’Université de Montréal s’y initient. Grâce à Badaduq, Georges Cowan, qui, de 1974 à 1979, gère le système à titre de responsable des banques de données au Service de l’informatique (ancêtre du SITEL), est nommé, en 1976, au Who’s Who de l’American Library Association! Celui qui faisait la promotion de Badaduq dans des conférences et des colloques est catégorique : «L’UQAM a eu le premier système de repérage au monde!, affirme-t-il. Les autres n’étaient que des systèmes de catalogage.»

Les catalogues informatisés qui existaient alors reproduisaient fidèlement, sur support informatique, le type de renseignements et de classement des fiches cartonnées. Pour faire une recherche, il fallait consulter les entrées une par une, comme les fiches. «Le but de notre système n’était pas de reproduire les fiches et les règles de classement extrêmement complexes des bibliothécaires, explique André Joffe, mais de profiter des avantages de l’informatique pour permettre aux usagers de faire des recherches intelligentes en interrogeant le contenu des fonds.»

Frank T. Dolan, un évaluateur indépendant qui rédige un rapport sur Badaduq, en 1973, souligne l’aspect innovateur du système uqamien. «Les ordinateurs ne devraient pas être utilisés pour automatiser partielle­ment des systèmes existants, mais pour apporter à divers problèmes des solutions nouvelles qui n’auraient pas été possibles sans le recours à l’informatique, écrit-il. Il serait ironique, pendant que vos amis anglophones et américains se font ensevelir sous des cartes de catalogue générées par ordinateur, que celui-ci serve à développer, dans les bibliothèques universitaires du Québec, une véritable application de repérage.» Ironique? Disons plutôt «remarquable»!

Rapide… pour l’époque

Lors du lancement de Badaduq, près de 30 000 documents (livres, publications diverses, films ou diapositives) ont été codifiés et sont accessibles aux utilisateurs. Pour faire une recherche, on tape des mots-clés sur un terminal (une vingtaine, répartis à travers l’UQAM, sont en service lors du lancement) raccordé par modem téléphonique à l’ordi­nateur central de l’Université du Québec… à Québec : un Cyber 7316 refroidi à l’eau, qui dessert tout le réseau de l’UQ (pas seulement les bibliothèques) et dont la capacité de traitement est environ 20 à 40 fois inférieure à celle d’un IPhone 4!

«Les terminaux de l’époque n’avaient pas d’écran, se rappelle le bibliothécaire à la retraite Réal Rodrigue. Les résultats sortaient sur un rouleau de papier thermique. Pour se connecter à l’ordinateur, il fallait composer un numéro, mettre l’écouteur du téléphone sur l’appareil»… et ne pas être pressé! Selon l’évaluateur Frank T. Dolan, «le système fonctionne très rapidement » et « le temps de réponse est pratiquement instantané». Mais ça, dit Réal Rodrigue, c’était selon les critères de l’époque!

Pendant des années, Badaduq demeurera une inno­vation sans équivalent. Mais les limites du système sont nombreuses. «L’espace disque était très cher à l’époque, ce qui fait que le nombre de caractères était restreint pour chaque entrée, raconte André Champagne, qui a été chef de la codification avant de devenir directeur des services informatisés. Quand un titre était trop long, on inscrivait seulement le début, puis trois petits points. Et les noms d’auteurs étaient souvent abrégés.»

Pour alimenter l’ordinateur, les bibliothécaires remplissent des bordereaux de papier qu’ils remettent au Service de l’informatique, où ceux-ci sont transcrits en langage informatique.  Photo: Service des archives/UQAM

Pour alimenter l’ordinateur, les bibliothécaires chargés de la codification remplissent des bordereaux de papier qu’ils remettent au Service de l’informatique, où ceux-ci sont transcrits en langage informatique sur des cartes perforées. Au début, l’ordinateur n’accepte que les majuscules sans accent et tous les mots-clés doivent être au masculin singulier, ce qui entraîne un lot de bizarreries.

«Pour trouver des documents sur l’eau salée, il fallait taper les mots-clés EAU SALE, illustre le bibliothécaire Benoit Bilodeau, responsable de l’analyse documentaire aux Services techniques. Et une femme violentée deve­nait une FEMME VIOLENTE!»

Inutile de préciser que les recherches ne sont pas toujours fructueuses et qu’elles produisent beaucoup de faux résultats. Mais quel émerveillement, quand on arrive à trouver les bons mots-clés, de voir sortir les résultats de sa recherche sur le papier déroulant!

Un projet réseau

En 1981, quand les classeurs de bois dispa­raissent définitivement, des usagers sont dans tous leurs états. «Je n’avais jamais utilisé Badaduq!», confie un professeur.Photo: Service des archives/UQAM

Entrepris à l’UQAM, le projet Badaduq vise bientôt toutes les constituantes de l’Université du Québec. Le but est de donner accès aux documents contenus dans toutes les bibliothèques du réseau. En réalité, il faudra des années avant que tous les livres des différents fonds soient versés dans le système, mais, dès 1976, Badaduq est devenu le catalogue collectif des monographies et des périodiques du réseau, qui dispose d’environ 150 terminaux disséminés dans les bibliothèques, départe­ments et modules des constituantes. Toute nouvelle acquisition est entrée dans la banque de données, qui contient, en 1978, 340 000 documents. Selon un document rédigé à l’époque par Georges Cowan, l’«utilisation de Badaduq ouvre naturellement l’esprit de l’usager au prêt entre bibliothèques (PEB) avec les autres bibliothèques du réseau de l’UQ puisque les documents des autres constituantes apparaissent sur terminal».

Selon plusieurs sources, les usagers se sont rapi­dement approprié Badaduq. Mais un extrait de procès-verbal d’une réunion tenue en 1972 mentionne que quelques bibliothécaires ne sont pas très enthousiastes devant l’introduction de ce système, qui dérange leur mode de travail… On peut facilement imaginer certaines résistances. En 1981, quand les classeurs de bois dispa­raissent définitivement, des usagers sont dans tous leurs états. «Je n’avais jamais utilisé Badaduq!», confie un professeur.

Depuis le début, Badaduq n’avait cessé d’évoluer. Mais le système n’était pas facile à entretenir. «Il n’y avait pas grand-chose d’écrit, se rappelle Réal Rodrigue. Tout était dans la tête d’André Joffe.» Et, à la fin des années 1970, André Joffe avait quitté l’UQAM. «Dès que je suis parti, ils ont converti le système en langage Pascal, un langage plus lourd, mais standard, ce qui était la chose à faire», rapporte ce dernier. En 1981, Badaduq, prévu pour 400 000 documents, doit en gérer 700 000 et les temps de transaction sont trop longs. Le système qui lui succède, appelé SIGIRD, permettra d’effectuer toutes les opérations propres à une bibliothèque : repérage et cata­logage, mais aussi traitement des acquisitions et gestion du prêt. Dorénavant, l’indexation des nouveautés se fait directement dans le système et chaque bibliothécaire affecté à la codification possède son propre terminal.

Un succès commercial

En 1983, l’UQAM signe une entente avec une firme privée de Montréal, Multitek (entente par la suite transférée à Sobeco Ernst & Young), qui commercialisera SIGIRD sous le nom de MultiLis. Le système connaît un important succès et est adopté par de nombreuses bibliothèques dans les cégeps, mais aussi à l’Université Laval, à l’Univer­sité Laurentienne, en Ontario, et à l’Université d’État de New York (SUNY). Chaque fois qu’une vente est réalisée, l’UQAM reçoit des royautés. En 1994, une autre entreprise, Data Research Associates (DRA), basée à Saint-Louis, aux États-Unis, rachète MultiLis de Sobeco. «L’UQAM a alors cédé ses droits et reçu, en contrepartie, un montant forfai­taire de 425 000 dollars, qui lui a permis de développer Manitou, un nouveau système adapté au Web, ce que SIGIRD n’était pas», se souvient André Champagne. Au moment de la vente, MultiLis, disponible en français, en anglais et en espagnol, est installé dans plus de 310 bibliothèques au Canada, aux États-Unis et en Europe. Plutôt remarquable pour un logiciel conçu à l’origine dans une université à peine naissante, au centre-ville de Montréal!

Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 10, no 2, automne 2012.