C’est devant une salle bondée du Cœur des sciences que le vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, Jean Ziegler, s’est entretenu, le 5 avril dernier, de son brûlot Destruction massive. Géopolitique de la faim, paru aux éditions du Seuil en 2011. En tournée de promotion au Canada, l’auteur a dressé un portrait sombre de la faim dans le monde, statistiques à l’appui. «Un enfant de moins de 10 ans sur cette planète meurt à toutes les 5 secondes, martèle-t-il d’entrée de jeu. La faim reste la cause de mortalité la plus importante dans le monde. C’est une mort lente des plus atroces.»
Ce scandale, rappelle-t-il, est dû à l’homme. «Seul l’homme pourra l’éradiquer.» Avec les progrès de l’agriculture mondiale, on pourrait nourrir facilement 12 milliards d’êtres humains, selon l’ONU. «On meurt encore de la faim alors qu’elle n’est plus une fatalité. Un enfant qui meurt est un enfant assassiné», dit celui qui a mené plusieurs enquêtes sur la situation alimentaire dans le monde, de 2000 à 2008, en tant que rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation.
Les principaux responsables des famines sont les banques, les spéculateurs boursiers et les sociétés transcontinentales, appuyés par l’Organisation mondiale du commerce, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, affirme l’auteur. «La famine peut résulter de catastrophes naturelles, mais elle est avant tout le fait de mécanismes meurtriers orchestrés par ces instances».
Le dumping agricole, qui consiste à larguer les surplus alimentaires des pays européens et américains sur les marchés du Sud, met en jeu la souveraineté alimentaire des États les plus pauvres. «On retrouve sur ces marchés des poulets portugais, des fruits français et des légumes espagnols, de moitié moins cher que leurs pendants produits localement. Devant de tels bas prix, les agriculteurs locaux n’ont aucune chance de survivre», souligne Jean Ziegler.
Autre responsable de la faim : l’accaparement des meilleures terres arables par de grandes sociétés transcontinentales. «L’an dernier, 41 millions d’hectares de terres ont été achetés en Afrique par des capitaux étrangers, des terres qui serviront surtout à cultiver des denrées destinées à l’exportation», rapporte l’auteur. «J’ai visité un supermarché en Norvège où l’on vend des pommes de terre… saoudiennes. Ces légumes ne sont pas cultivés en Arabie saoudite, mais à Gambela, en Éthiopie, sur une ferme de 500 000 hectares appartenant à un Saoudien.»
Depuis 2008, la spéculation boursière sur les denrées de base, comme le blé, le maïs et le riz, qui constituent 75 % de l’alimentation mondiale, a fait flamber le prix de ces aliments. En l’espace de 18 mois, le prix du maïs a augmenté de 93 %. Résultat : des millions de personnes se sont retrouvées incapables de nourrir leur famille.
Afin de réduire leur dépendance au pétrole, les gouvernements se tournent vers les biocarburants issus du maïs ou du soja. Ces plantes nourricières servent à produire de l’éthanol au détriment de l’alimentation humaine. «L’an dernier, 138 millions de tonnes de maïs ont été brûlées aux États-Unis afin de fabriquer de l’éthanol», affirme Jean Ziegler.
Devant un tel constat, ce dernier refuse de baisser les bras. Il est possible de faire pression sur les gouvernements pour qu’ils mettent fin à la spéculation boursière et au dumping agricole, et qu’ils procèdent à l’annulation de la dette des pays les plus pauvres. «Nous sommes en démocratie, et il n’y a pas d’impuissance en démocratie», a-t-il conclu.