Quand on entend le chant des grenouilles, les beaux soirs d’été, seuls les mâles font des vocalises, rivalisant d’ardeur dans l’espoir d’attirer une femelle. Mais pas tous les mâles. Certains petits futés, silencieux, se faufilent parmi les meilleurs chanteurs. Et ce n’est pas pour écouter le concert. Dès qu’une femelle s’approche, séduite par le coassement d’un prétendant particulièrement en voix, ils lui sautent dessus et s’approprient la belle pour une nuit d’amour sans que celle-ci ait conscience du tour qu’on vient de lui jouer!
On appelle mâles «satellites» ces astucieux qui gravitent autour des mâles territoriaux pour profiter de leurs efforts. «Ill s’agit d’un comportement très répandu dans la nature, affirme Luc-Alain Giraldeau. Pour une grenouille qui cherche à attirer une femelle, chanter constitue une grosse dépense énergétique. Même chose pour le grillon… ou, pour un jeune homme qui veut séduire, le fait de danser dans une discothèque toute la nuit! La stratégie consistant à s’approprier une femelle grâce à l’effort d’autrui est donc très payante!»
Vice-doyen à la Recherche de la Faculté des sciences et professeur au Département de sciences biologiques, Luc-Alain Giraldeau est un spécialiste du comportement animal mondialement reconnu. Il a collaboré à la publication de plusieurs ouvrages de référence sur le sujet, dont Écologie comportementale, publié chez Dunod et traduit en anglais sous le titre Behavioural Ecology par la prestigieuse maison Oxford University Press.
Comment le milieu écologique d’une espèce contribue-t-il à façonner son comportement? Luc-Alain Giraldeau, dont les recherches portent sur différentes espèces d’oiseaux, s’intéresse entre autres aux facteurs qui affectent la taille des volées de moineaux, à la façon dont les capucins damiers, de petits oiseaux originaires d’Asie, utilisent et échangent de l’information sur la localisation de leurs parcelles de nourriture, et aux motifs qui poussent certains pigeons à défendre leurs ressources alimentaires et… à voler.
Kleptoparasitisme
Quand on observe un groupe de pigeons qui picorent, on peut avoir l’impression que chacun travaille pour son compte en cherchant sa nourriture. À tort, bien souvent. «Certains oiseaux volent systématiquement la nourriture découverte par les autres, affirme le chercheur. Ce phénomène, connu sous le nom de kleptoparasitisme, se retrouve chez de nombreuses espèces. Contrairement à l’image qu’on s’en fait, vie sociale ne rime pas toujours avec coopération.»
Vivre en groupe peut procurer toutes sortes d’avantages, dont la protection contre les prédateurs n’est pas le moindre, mais la vie sociale est plus souvent synonyme d’exploitation que de coopération, indique le professeur, au point que les animaux regroupés en arrivent à manger moins que s’ils étaient isolés! «On imagine que la sélection naturelle agit toujours en fonction d’un maximum d’efficacité, dit Luc-Alain Giraldeau. Mais on oublie que la sélection agit sur les individus et non sur les groupes!»
Comme on l’a vu avec les grenouilles et les grillons, le comportement du chapardeur ne se limite pas à usurper la nourriture des petits copains. «On parle de kleptoparasitisme dans toutes les circonstances où les investissements des uns peuvent être exploités par les autres», précise le chercheur. On en retrouve des exemples chez diverses espèces d’oiseaux, de mammifères et même de poissons. «Il y a des poissons mâles qui ressemblent à des femelles et qui, au lieu de protéger un territoire, s’immiscent dans celui d’un autre et finissent par s’approprier sa femelle, raconte le biologiste. Ils chapardent ainsi toute la dépense énergétique consentie par l’autre poisson pour faire la parade nuptiale et repousser les intrus!» Et il ne faudrait pas croire que les mâles sont les seuls à chaparder : la femelle du coucou – et de plusieurs autres oiseaux – ne se gêne pas pour pondre dans le nid patiemment fabriqué par une autre, qui se chargera en plus de couver et de nourrir l’oisillon!
Le jeu producteur-chapardeur
Évidemment, quand le kleptoparasitisme est pratiqué au sein d’une bande, tous les individus ne peuvent pas chaparder. En fait, plus il y a de tricheurs dans un groupe, moins il devient intéressant de tricher…. C’est à cet aspect de la question que Luc-Alain Giraldeau s’est particulièrement intéressé au cours de ses recherches sur les stratégies alimentaires. «Dans le jeu producteur-chapardeur, plus il y a de producteurs, plus il est payant de chaparder, observe-t-il. À l’inverse, quand la proportion de chapardeurs devient trop élevée, les producteurs sont avantagés, ce qui leur permet d’augmenter leur nombre. On atteint l’équilibre au sein d’un groupe quand la proportion de producteurs et de chapardeurs fait en sorte que les deux options – trouver sa propre nourriture ou chaparder – procurent exactement le même rendement.»
Ce point d’équilibre est évolutivement stable, explique le chercheur, car toute perturbation du système donne lieu à un mouvement de retour vers l’équilibre. Autrement dit, les individus se retrouvent toujours à choisir une stratégie ou une autre en fonction de ce que font les autres membres du groupe jusqu’à ce que l’équilibre soit atteint de nouveau.
Mais pourquoi certains individus, plutôt que d’autres, deviennent-ils chapardeurs? Selon le biologiste, plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. Si un pigeon découvre qu’on peut trouver des graines sous les cailloux, il risque fort de se retrouver cantonné dans la position de producteur. Des rôles s’établissent. «Le premier à avoir trouvé une source de nourriture sera bien souvent le premier à aller chercher ailleurs, illustre Luc-Alain Giraldeau. Quand les autres lèvent la tête, il a déjà découvert une autre talle!» L’ordre dans lequel les animaux arrivent sur un site d’alimentation influence les options disponibles. Si on arrive toujours en premier, impossible de chaparder : on doit rechercher sa nourriture.
Une question de personnalité
Et pourquoi certains arrivent toujours les premiers? Cela peut être une question de personnalité : certains animaux ont des tempéraments plus explorateurs, plus hardis que d’autres. Mais, ici, on entre dans le domaine d’un autre spécialiste uqamien du comportement animal, Denis Réale, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en écologie comportementale.
«On a longtemps dit que la personnalité était le propre de l’humain, mais c’est faux, affirme le chercheur. Il y a des différences de personnalité non seulement chez les animaux évolués, mais aussi chez les invertébrés.» Les araignées, par exemple, n’ont pas toutes le même sang-froid. Si, au cours d’une expérience, on mime une attaque de prédateur, toutes les araignées vont se cacher dans l’abri qu’on leur procure. Mais alors que certaines restent dans l’abri, d’autres en ressortent très vite. «Dans la nature, sortir trop vite de sa cachette peut être dangereux si le prédateur est toujours là, remarque Denis Réale. Mais rester caché deux jours sous son caillou, cela a aussi un coût…»
Ce ne sont pas les araignées, mais les mouflons d’Amérique qui ont suscité l’intérêt de Denis Réale pour le sujet de la personnalité. À la fin des années 90, ce dernier menait des recherches sur la diversité génétique à l’intérieur d’une population de mouflons des Rocheuses, dans l’ouest du pays. Il s’intéressait alors à des caractéristiques telles que la morphologie, le poids, la taille ou la rapidité de croissance des jeunes. C’est en capturant des animaux pour obtenir des prélèvements qu’il s’est mis à observer les différences de comportement entre les femelles.
«Alors que certaines, toujours les mêmes, étaient extrêmement difficiles à manipuler quand on essayait de les pousser dans la trappe, d’autres étaient plutôt dociles», raconte-t-il. Pourquoi ces différences? L’existence de variations de personnalité peut paraître évidente, mais, d’un point de vue évolutif, elle ne va pas de soi. En effet, selon la théorie de Darwin, les comportements sont le produit de l’évolution. Or, si un comportement procure plus de chances de survivre et de se reproduire, comment expliquer que les individus d’une même espèce ne présentent pas tous le même comportement – fuir ou se battre, par exemple – dans une situation donnée? L’écologie comportementale offrait peu de réponses à cette question. Denis Réale s’est attelé à y répondre, devenant du fait même un spécialiste de la personnalité animale. «Encore aujourd’hui, dit-il, il s’agit d’un sujet relativement nouveau, mais il suscite de plus en plus d’engouement.»
En 2009, le scientifique publiait dans la prestigieuse revue scientifique Journal of Evolutionary Biology un article montrant l’influence de la personnalité sur le style de vie des mouflons mâles d’Amérique. Chez ces gros mammifères aux cornes spectaculaires, la compétition est féroce pour s’accoupler avec les femelles. À la saison des amours, il n’est pas rare que les mâles en rut se blessent lors de combats ou de poursuites, parfois même mortellement. Ceux qui réussissent à féconder des femelles sont généralement les plus gros, dans la force de l’âge (entre 6 et 12 ans), qui jouissent d’un statut de dominance élevé. Mais pas toujours. Certains jeunes mâles, les plus hardis et les plus combatifs, parviennent eux aussi à s’accoupler. En contrepartie de leur précocité à se reproduire, ces jeunes fous, qui prennent des risques sans compter, meurent toutefois plus jeunes!
«Au final, les deux types d’individus vont produire le même nombre de petits, dit Denis Réale. Cela démontre donc qu’il existe deux stratégies de reproduction pour les mouflons : vivre vite, prendre des risques, se reproduire tôt et mourir plus jeune ou… vivre plus longtemps, ne pas risquer sa vie, se reproduire plus tard et atteindre un âge plus avancé.» Autrement dit, les deux types de stratégies permettent de transmettre ses gènes aux générations futures, ce qui explique que la variété des personnalités peut se maintenir au sein de l’espèce.
Une association entre personnalité, style de vie et longévité a récemment fait l’objet d’une recherche sur les chiens menée par un étudiant de doctorat de l’Université de Sherbrooke codirigé par Denis Réale. Soumis à un processus de sélection artificielle intense depuis des siècles, les chiens présentent une grande diversité de races associées à des traits physiques et de caractère extrêmement variés. «En comparant les caractéristiques des différentes races, on s’est aperçu que les chiens plus doux et plus dociles vivaient plus longtemps que les chiens plus agressifs et moins obéissants», affirme le chercheur.
Évolution et comportement
Chez les humains, on dit de certaines personnes qu’«elles n’ont pas de personnalité». Mais, en fait, chacun a sa personnalité, souligne Denis Réale, et il n’y a pas une «bonne» personnalité. «Dans la nature, différents types d’individus seront plus ou moins avantagés selon l’environnement, qui varie énormément dans l’espace et le temps, observe-t-il. Être très agressif quand aucune ressource ne peut être monopolisée, c’est une dépense d’énergie inutile. Par contre, dans d’autres circonstances, cela peut être une question de survie.»
Toutes les différences de comportement ne s’expliquent pas en termes de personnalités, rappelle Luc-Alain Giraldeau. À elles seules, les interactions de la vie sociale – et les occasions qu’elles suscitent – peuvent favoriser un comportement ou un autre. Ainsi, pourquoi se fatiguer à chercher sa nourriture si suffisamment d’individus dans le groupe le font à notre place?
Il reste qu’on ne peut nier les différences existant entre les individus. «La vie sexuelle est une machine à générer de la diversité, souligne le professeur. La reproduction sexuée représente un coût énorme du point de vue de la sélection naturelle, puisque la femelle sexuée ne transmet que la moitié de son patrimoine génétique. Si elle existe, c’est parce que la diversité génétique qu’elle entraîne est avantageuse, ne serait-ce que du point de vue de la résistance aux virus.»
Parmi les petits d’un couple de grenouilles ou de tamias rayés, certains résisteront mieux aux attaques des maladies. Mais les traits de personnalité de certains rejetons leur conféreront peut-être aussi une chance de mieux s’adapter aux changements de leur environnement. On en revient à la théorie de l’évolution. «Pour qu’il y ait évolution, il faut de la variation, observe Denis Réale. Si tout le monde était identique, il n’y aurait pas d’évolution possible.»