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Naître dans la rue

Un tiers des jeunes qui fréquentent l’organisme Dans la rue seraient parents, révèle une étude menée par Sophie Gilbert, professeure au Département de psychologie.

Par Marie-Claude Bourdon

6 septembre 2011 à 0 h 09

Mis à jour le 17 septembre 2014 à 19 h 09

«On ne naît pas dans la rue», affirme une publicité apparaissant sur des abribus du centre-ville. Et pourtant. Selon Sophie Gilbert, professeure au Département de psychologie, un tiers environ des jeunes qu’elle rencontre à l’organisme Dans la rue, qui vient en aide aux jeunes itinérants, sont déjà papas ou mamans.

«C’est un phénomène très peu connu, mentionne la chercheuse. Mes collaborateurs et moi sommes tombés dessus par hasard, dans le cadre d’études que nous menons depuis quelques années sur les jeunes de 18 à 30 ans qui vivent dans la rue.» Les chercheurs ne posaient pas de questions sur la parentalité. Ce sont les jeunes qui en ont parlé d’eux-mêmes. «Ce qui nous amène à penser que le phénomène pourrait être encore plus répandu, ajoute Sophie Gilbert : probablement que certains jeunes qui ont eu des enfants ne le mentionnent pas.»

Au Québec, contrairement à ce qui se passe ailleurs dans le monde, il n’est pas possible d’élever un enfant dans la rue. Un jeune qui n’a pas de domicile fixe se fera automatiquement retirer la garde de son enfant. Dans certains cas, le bébé est placé très tôt. «Mais même pour un jeune homme qui n’a jamais connu son enfant, être père n’est pas insignifiant comme expérience», souligne Sophie Gilbert.

Dans d’autres cas, les jeunes veulent garder l’enfant et considèrent injuste que les services de protection de la jeunesse veuillent leur en retirer la garde : «Ils disent que la Protection de la jeunesse se trompe, que ce n’est pas vrai que l’enfant est négligé, raconte la chercheuse. Souvent, les services sociaux sont dans leur vie depuis longtemps et la première injustice qu’ils ont vécue, c’est justement d’avoir eux-mêmes été placés.»

Avoir un rôle

Pourquoi décider de mener une grossesse à terme quand on vit dans la rue? «Les motifs des jeunes ne sont pas toujours très élaborés, répond la psychologue, mais il est clair que l’enfant joue un rôle dans leur trajectoire. Ils croient qu’avoir une responsabilité parentale les forcera à trouver du travail, par exemple. Ces jeunes sont très désaffiliés. Pour eux, avoir un enfant, c’est avoir un rôle, avoir sa place dans l’existence.»

Qu’on vive dans un bungalow de banlieue confortable ou dans un immeuble désaffecté, un bébé, c’est le renouveau, l’espoir. Pour les jeunes de la rue, l’enfant est investi d’une mission, celle de réparer quelque chose qui a été brisé dans leur vie. Mais pour eux, la parentalité est presque toujours une source de déception. «Pour les mamans, la relation avec le nourrisson sera parfois très satisfaisante au début, observe Sophie Gilbert. Mais après cette relation de complétude, le détachement qui suit est très difficile à vivre.»

Une énième injustice

Les interventions des psychologues visent à éviter au jeune de percevoir le placement de son enfant comme un échec ou une énième injustice. «On travaille avec un génogramme, un outil qui ressemble à un arbre généalogique, explique Sophie Gilbert. On demande au jeune de représenter sa famille et d’y situer l’enfant. C’est une façon de l’amener à voir que l’enfant n’existe pas seulement par rapport à lui.»

Dans certains cas, l’enfant sera placé auprès des parents du jeune. Mais cela peut compliquer encore les choses. «À première vue, on se dit que c’est bien que l’enfant soit accueilli dans sa famille élargie, remarque la psychologue. Mais ce n’est pas nécessairement le meilleur choix en présence de jeunes qui ont une relation très difficile avec leurs parents.»

Si les parents des jeunes de la rue sont parfois prêts à assumer leur rôle de grands-parents, il se peut qu’ils soient toujours incapables d’assumer leur rôle de parents. Pour les jeunes itinérants, la naissance d’un enfant ravive presque toujours des blessures profondes liées à leur histoire familiale. «Quand on devient parent, on vit un moment de grande ouverture psychique par rapport à son histoire familiale, note Sophie Gilbert. Cela est vrai pour tout le monde, mais ce l’est encore plus pour les jeunes de la rue.»

Il n’est pas facile de travailler avec ces jeunes très «confrontants», souligne la psychologue. L’un des buts de la recherche-action qu’elle mène avec ses partenaires du Groupe de recherche sur l’itinérance des jeunes adultes (GRIJA) est de trouver des moyens pour mieux intervenir auprès d’eux. «Les services sociaux font bien leur travail, dit Sophie Gilbert, mais il y a des gens pour qui les services offerts ne fonctionnent pas et qui ont tendance à reproduire les mêmes modèles. C’est ce que les jeunes nous disent : ils reproduisent malgré eux les problèmes de leurs parents. On voudrait mieux les aider.»