Selon l’approche fonctionnaliste, qui règne en sciences sociales dans les années 60, la société est vue comme une grande structure composée de sous-structures ayant chacune leur fonction sociale. Impossible de toucher à l’une de ces composantes sans remettre en cause l’équilibre de la structure globale. À l’époque de la création de l’UQAM, toutefois, cette théorie est radicalement remise en question par la sociologie du conflit, qui perçoit plutôt la société comme le lieu de luttes entre différents groupes qui cherchent à s’approprier le pouvoir. «À la première rentrée de l’UQAM, à l’automne 1969, ces idées nouvelles vont tout naturellement se cristalliser dans des départements de sciences humaines et sociales assez revendicateurs et turbulents», rappelle Yves Gingras, professeur au Département d’histoire et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences.
Même inconsciemment, la nouvelle université qui naît au centre-ville ne peut se donner le mandat d’imiter l’Université de Montréal ou l’Université Laval et cherche à se distinguer, poursuit l’historien. Elle va donc affirmer sa personnalité par la critique sociale. Par ailleurs, elle n’a pas les moyens des institutions bien établies pour se lancer dans des domaines comme la médecine ou la physique nucléaire, qui nécessitent des financements énormes. «Il était donc inévitable, dans la conjoncture où l’UQAM a été créée, que le cœur de l’Université soit dominé par les sciences sociales.»
Nouveaux enjeux
Ce n’est pas un hasard si les études féministes ou les questions environnementales ont d’abord trouvé un terrain fertile à l’UQAM, observe Yves Gingras. C’est parce que ces nouveaux enjeux apparaissent dans les années 60 et 70, au moment même où l’université est mise sur pied. Au début, les chercheurs du secteur des sciences humaines sont pour plusieurs des militants qui s’intéressent moins à l’avancement des connaissances abstraites qu’aux demandes des groupes sociaux, d’où l’originalité du Service aux collectivités de l’UQAM, qui sera ensuite imité par d’autres universités.
À partir du milieu des années 80, toutefois, d’autres priorités se dessinent. «Pour qu’une université soit reconnue, elle ne peut se contenter de répondre aux demandes des syndicats et des groupes de femmes», dit l’historien. Sans cesser de s’intéresser à ce type de demandes, on élargit le champ de la recherche, mais, surtout, on commence à se soucier d’obtenir des fonds d’organismes comme le Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH) du Canada, qui apportent une reconnaissance institutionnelle importante. «Les subventions de recherche à l’UQAM ont d’ailleurs augmenté très rapidement à partir de ce moment-là.»
Du socialisme à la recherche sociologique
Dans les années 70, des professeurs de l’UQAM publiaient les Cahiers du socialisme, une revue qui, comme son titre l’indique, faisait une analyse de gauche de la société, raconte Yves Gingras. Dans les années 80, cette revue a périclité pour finalement être remplacée par les Cahiers de recherche sociologique, qui sont le pendant à l’UQAM de Recherches sociographiques à l’Université Laval et de Sociologie et Sociétés à l’Université de Montréal. «Dorénavant, nous avions, nous aussi, une revue de sciences sociales savante, caractérisée par son comité de rédaction et ses problématiques académiques. Nous nous sommes normalisés.»
Signe des temps, toutefois, avec la montée du néolibéralisme, une nouvelle revue intitulée Nouveaux cahiers du socialisme a fait son apparition dans l’environnement uqamien au cours des dernières années. «Elle compte d’ailleurs parmi ses collaborateurs certains des mêmes professeurs qui écrivaient dans les premiers Cahiers», observe Yves Gingras.
Évolution technologique
D’autres facteurs, et au premier chef l’évolution des technologies, ont contribué à transformer la recherche en sciences humaines au cours des années, souligne l’historien. La création de bases de données inimaginables il y a 40 ans a accéléré de façon extraordinaire la production du savoir. Le développement de l’imagerie cérébrale a propulsé l’avancement des sciences cognitives, très présentes à l’UQAM dans les Départements de psychologie et de philosophie. Dans la plupart des domaines de recherche, la multiplication des nouveaux moyens de communication a favorisé l’augmentation des échanges internationaux. «En gros, les transformations de l’UQAM ont suivi les transformations de l’espace social en général, note Yves Gingras. C’est normal, comme il est tout à fait normal d’assister à une certaine institutionnalisation de l’université. Mais je crois que l’UQAM doit continuer d’exercer son rôle critique. C’est encore ce qui fait sa spécificité.»