«Kevin. ON.» Assis devant son thérapeute à l’heure du souper, dans la cuisine de la maison familiale, Kevin allonge les lèvres et tente de reproduire le son qu’il vient d’entendre. «Hhhhon». Âgé de quatre ans, diagnostiqué autiste de bas niveau, l’enfant ne maîtrise que quelques syllabes. Parce qu’il est incapable de communiquer, il exprime souvent sa frustration par des crises de colère.
Le thérapeute reste patient. Il répète le son «on» et encourage Kevin en lui donnant quelques bouchées de spaghetti lorsqu’il répète correctement la syllabe. Au fil de la séance, on passe à «lon», puis à «allon» et enfin à «ballon». Quand Kevin arrive à prononcer le mot complet, c’est la fête. Le thérapeute et son petit patient s’échangent un ballon, se chatouillent, rient aux éclats.
«Les enfants se développent habituellement en imitant les adultes de façon intuitive», explique le professeur Jacques Forget (M.Sc. psychologie, 74), expert en autisme au Département de psychologie de l’UQAM. «Chez les autistes de bas niveau [N.D.L.R. une forme sévère d’autisme], ce n’est pas le cas. Il faut décortiquer pour eux chaque apprentissage en unités, les plus petites possible.»
Jacques Forget est spécialiste de l’«analyse appliquée du comportement», une discipline de la psychologie comportementale plus souvent appelée ABA (Applied Behavioral Analysis), selon laquelle chaque répertoire de connaissances peut être bâti, brique par brique, chez l’enfant autiste.
«Si l’enfant est capable d’imiter, c’est déjà bien, explique le professeur. On partira de là pour lui faire répéter des sons et, petit à petit, lui apprendre à parler. S’il n’arrive pas à imiter, il faudra commencer en amont. On dira «Kevin, fais comme moi», en portant le doigt sur notre nez. On portera ensuite le doigt de Kevin sur son propre nez. Et ce, jusqu’à ce qu’il comprenne le concept de fais comme moi.»
Apprendre à un enfant à dialoguer, un son à la fois; lui montrer à s’occuper de son hygiène personnelle ou à s’habiller, geste par geste… Le défi semble insurmontable. «L’approche ABA est ardue, admet le professeur, mais c’est notre meilleur espoir à l’heure actuelle. Si l’on procède de façon très structurée, les enfants peuvent être intégrés à l’école normale. Il arrive même que l’enfant ne manifeste plus de symptômes apparents.»
À pas de tortue
Selon les dernières données publiées par les Centers for Disease Control and Prevention, une agence gouvernementale américaine, un enfant sur 110 aux États-Unis serait atteint d’autisme. Au Canada, une étude épidémiologique indique qu’il s’agirait d’un enfant sur 165. Des chiffres inquiétants qui, il faut le dire, couvrent un large spectre de symptômes.
En effet, on trouve dans ce lot des autistes de bas niveau qui communiquent peu ou pas du tout, peuvent souffrir de sérieuses déficiences intellectuelles et s’automutilent parfois. On compte aussi des autistes de haut niveau, atteints par exemple du syndrome d’Asperger. Leur langage est à peu près normal. Leur niveau intellectuel est souvent supérieur à la moyenne. Ces patients ont toutefois du mal à déchiffrer les codes sociaux. Par exemple, ils n’arrivent pas à comprendre que leur interlocuteur est pressé et qu’il veut mettre fin à la conversation. Parce qu’ils sont malhabiles socialement, ils vivent souvent en retrait. «On dit parfois qu’il y a autant d’autismes que d’autistes, dit Jacques Forget. C’est à se demander s’il s’agit d’un seul et même syndrome.»
Bien que les projets et les fonds de recherche se multiplient, les chercheurs qui tentent de comprendre les causes de l’autisme sont toujours dans le noir. «Selon toute vraisemblance, plusieurs gènes sont impliqués», indique Marc Tassé (Ph.D. psychologie, 95), qui dirige aujourd’hui le centre universitaire d’excellence Nisonger, affilié à l’Université de l’État de l’Ohio. Le centre est une référence aux États-Unis dans le domaine des troubles envahissants du comportement, dont l’autisme. «Mais il n’y a pas que les gènes, poursuit le psychologue. À preuve, chez des jumeaux identiques, il se peut très bien que l’un des deux enfants soit atteint et l’autre non.»
Il y aurait donc un élément déclencheur dans l’environnement, mais lequel? «Tout ce qu’on sait pour l’instant, c’est que l’hypothèse des vaccins semble bel et bien écartée», répond Marc Tassé. Si la recherche sur les causes de l’autisme avance à pas de tortue, les progrès accomplis sur le front du diagnostic et du traitement sont encourageants. «L’ABA donne des résultats prometteurs», confirme le professeur Tassé, dont les jeunes patients, au centre Nisonger, profitent de cette approche.
Une brèche d’espoir
En 1987, le psychologue Ivar Lovaas a attiré l’attention des spécialistes du monde entier en publiant les résultats d’une étude comparative. Le chercheur avait recruté 19 enfants autistes et les avait divisés en trois groupes. Ceux du premier étaient placés sur une liste d’attente pour recevoir un traitement, ceux du deuxième bénéficiaient de 10 heures par semaine de thérapie ABA et les enfants du troisième groupe recevaient la même thérapie 40 heures par semaine. «C’est ce qu’on appelle l’intervention comportementale intensive, ou ICI», précise Jacques Forget, qui enseigne cette approche à ses étudiants au doctorat, futurs psychologues cliniciens.
Selon le professeur Lovaas, les enfants qui avaient profité de l’ICI – une approche ABA pendant 40 heures semaine, à raison de 50 semaines par année, durant deux à quatre ans – avaient réussi à rattraper les enfants en bonne santé, à s’intégrer à l’école régulière et à profiter de tous les enseignements.
«On ne fait pas de miracle avec l’ICI, nuance Jacques Forget. Ce ne sont pas tous les enfants qui peuvent en profiter. Mais d’après ce que j’entends sur le terrain au Québec, environ 20 % des enfants autistes arrivent à se débarrasser de leurs symptômes. La majorité des autres font d’immenses progrès.»
Certes, l’ICI coûte une petite fortune en soins. Environ 70 000 $ par enfant, par année, pendant la durée du traitement. «Toutefois, si l’on compare cette approche à l’inaction, on réalise vite que l’enfant autiste va coûter chaque année des dizaines de milliers de dollars au système de santé et de services sociaux, pendant toute sa vie, souligne Marc Tassé. Pour moi, le choix est facile.»
Devant les tribunaux
Au Québec, les parents d’enfants autistes ont traîné le gouvernement devant les tribunaux pour l’obliger à dispenser l’ICI. Jacques Forget a agi comme expert lors du procès, au début des années 2000. «Après avoir épluché la littérature, j’ai soutenu que pour avoir des résultats tangibles, il fallait intervenir auprès de l’enfant minimalement 25 heures par semaine», dit-il.
Au final, le gouvernement a accordé 20 heures par semaine aux familles. Le programme est en marche depuis 2005, mais Jacques Forget doute qu’on administre 20 «vraies» heures de thérapie à chaque enfant. Les centres de réadaptation manquent de ressources. «Former un intervenant en ICI est très exigeant», souligne-t-il.
Depuis 2007, l’UQAM fait figure de pionnière en offrant un DESS en évaluation, intervention et soutien psychologiques auprès des personnes souffrant d’une déficience intellectuelle, un programme qui contribue à former des thérapeutes en ICI. En parallèle, le laboratoire de Jacques Forget diplôme plus de doctorants spécialisés en autisme que toute autre université québécoise. «Malgré cela, on peine à subvenir à la demande», déplore le psychologue.
Ce n’est pas le seul hic qui se pose sur le chemin de l’ICI. Pour donner des résultats appréciables, l’intervention doit avoir lieu le plus tôt possible, quand le cerveau de l’enfant est plus facilement malléable. «Il faut donc des outils diagnostiques efficaces», souligne Luc Lecavalier (Ph.D. psychologie, 01), qui travaille avec Marc Tassé au centre Nisonger. On a fait beaucoup de progrès depuis quelques années, assure ce psychologue, lauréat de deux prix prestigieux aux États-Unis pour ses recherches portant sur ce sujet, dont un Early Career Research Award de l’American Psychological Association. «On arrive à diagnostiquer les autistes de bas niveau vers l’âge de un ou deux ans. Les autistes de haut niveau, vers quatre ans. C’est loin d’être parfait, mais on continue à identifier de nouveaux marqueurs et à concevoir des tests simples permettant d’évaluer le développement de l’enfant et de le comparer à la moyenne.»
Et les parents?
Au Département de sociologie, Catherine des Rivières s’intéresse de son côté à l’impact de l’ICI sur les parents. «L’intervention est très exigeante pour la famille», note-t-elle. La thérapie dure 20 heures par semaine et la présence d’un adulte est requise durant l’intervention. Les mères dont l’enfant n’est pas intégré en garderie sont souvent contraintes de rester à la maison.
Comment les parents vivent-ils ce genre d’intervention? Grâce à une subvention de l’UQAM, cette spécialiste en santé publique a réalisé une première recherche auprès de 13 mères. «Peu leur importait qu’il s’agisse d’une approche comportementale ou que l’on utilise des renforçateurs alimentaires (même si cette approche est critiquée dans certains milieux). Des intervenants venaient à la maison pour apprendre à leur enfant à parler! Les mères étaient soulagées.»
Catherine des Rivières a obtenu une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) pour aller plus loin. Cette fois, ce sont près de 200 mères et pères qui seront interviewés pour mieux cerner l’impact de l’intervention sur les familles. La professeure projette une troisième étude, où elle évaluera l’arrimage entre les services ICI dispensés par les centres de réadaptation, jusqu’à l’âge de six ans, et l’école. «Les premiers enfants traités par l’ICI sont sur le point d’entrer au primaire, dit-elle. Nous voulons les suivre.»
En route vers l’école
La sociologue compte aussi évaluer la différence entre les enfants inscrits dans les classes ordinaires et ceux qui se retrouvent en classes spéciales. Un sujet qui intéresse vivement sa collègue du Département d’éducation et formation spécialisées, Delphine Odier-Guedj. Arrivée à l’UQAM il y a trois ans, cette sociolinguiste de formation mène un projet dans une école de Beauharnois qui abrite à la fois des classes ordinaires et des classes spécialisées. «Pendant deux périodes par semaine, nous regroupons les élèves des deux groupes, explique-t-elle. Pour les enfants autistes, c’est sensationnel. Car passer tout leur temps dans une classe spécialisée, avec huit ou neuf enfants qui ont les mêmes gros troubles qu’eux, c’est loin d’être idéal. L’enseignant devient la seule personne de référence en ce qui concerne le langage et la socialisation. Les échanges sont limités et les apprentissages aussi.»
Pourra-t-on un jour vaincre l’autisme? La chercheuse en doute. «Ce qui est sûr, c’est qu’on a de plus en plus d’outils pour aider les enfants, dit-elle. Du coup, les obstacles s’aplanissent. Autant pour les enfants que pour les parents.»
Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 08, no 1, printemps 2010.