Une amie me confiait récemment que l’achat de son appartement, sur la rive sud de Montréal, avait été influencé par la présence d’un marché public à proximité. Elle n’est certes pas la seule à apprécier la panoplie de produits frais que l’on y retrouve, puisque les marchés publics prolifèrent aux quatre coins du Québec. Les Québécois cuisinent encore par obligation, bien sûr, car il faut bien manger trois fois par jour, mais ils cuisinent aussi, et de plus en plus, pour le plaisir des yeux et des papilles. La bonne bouffe a indéniablement la cote. À preuve, les livres de recettes se vendent comme des petits pains chauds et les émissions culinaires pullulent à la télévision.
D’où vient cet engouement pour la bonne chère? De l’avis des experts, l’Exposition universelle de 1967 a agi comme un révélateur en mettant les Québécois en contact avec les cuisines du monde. «C’est à partir de ce moment que la gastronomie s’est démocratisée et que les baby-boomers, qui forment une génération beaucoup plus scolarisée que la précédente, ont pu goûter sans complexe aux plaisirs de la table, autrefois réservés à une élite», explique Jean-Pierre Lemasson, professeur au Département d’études urbaines et touristiques de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM.
Le professeur Lemasson, à l’origine du programme de certificat en gestion et pratiques socioculturelles de la gastronomie, qualifie les Québécois de minorité alimentaire distincte. «Notre approche se situe au confluent de celle des Américains et des Européens, dit-il. Nous apprécions les cuisines du monde, nous accordons de plus en plus d’importance à la convivialité, au plaisir de partager un repas en bonne compagnie et nous valorisons la qualité de nos produits régionaux.»
Les produits d’ici
La valorisation des produits d’ici est au cœur de ce regain d’intérêt pour la gastronomie. «C’est parce que tous se serrent les coudes et acceptent d’encourager la production locale – je pense entre autres à une flopée de jeunes chefs qui n’hésitent pas à entretenir des contacts étroits avec des producteurs régionaux – que nous pouvons goûter aujourd’hui à une cuisine typiquement québécoise», affirme Paul Caccia (B.A.A., 84), directeur des communications et des relations publiques et internationales à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec. Paul Caccia fut le président fondateur du chapitre québécois de Slowfood. Ce mouvement, lancé en 1986 par l’Italien Carlo Petrini, a pour mission d’encourager, de promouvoir et de protéger la cuisine écorégionale et les producteurs artisans.
C’est dans cette optique de mise en valeur des produits québécois que la Fédération des Agricotours du Québec a créé, au cours des dernières années, la certification «Tables aux Saveurs du Terroir», accordée aux restaurateurs qui proposent un menu mettant en valeur au moins 51 % de produits du terroir. «La certification constitue une valeur ajoutée pour les restaurateurs qui souhaitent se démarquer», souligne Odette Chaput (B.A.A. gestion et intervention touristiques, 85), la directrice générale de la Fédération, qui gère aussi les certifications pour le réseau des Gîtes et Auberges du Passant, ainsi que les Tables champêtres et les Relais du terroir.
Les restaurateurs qui acquièrent cette nouvelle certification ne doivent pas se contenter d’utiliser les produits régionaux, souligne Odette Chaput. «Ils doivent aussi être en mesure d’informer leur clientèle sur la nature et la provenance de leurs produits.»
Une visite au marché
Pour dénicher des produits régionaux, rien de mieux qu’une visite sur le site cuisineduquebec.com, créé en 2008 par Danielle Globensky (B. Sc. psychologie, 90). «Il s’agit d’un site indépendant consacré exclusivement à la cuisine du Québec», explique cette ancienne recherchiste d’émissions culinaires, que nous rencontrons au marché Jean-Talon. Son site recense sous forme de fiches 900 artisans et quelque 2 000 produits, de même que 650 chefs et des centaines de recettes. «Il n’y pas de critique gastronomique. Notre but est uniquement de faire circuler l’information pour faire connaître les produits et les artisans d’ici», précise-t-elle en joignant le geste à la parole, nous présentant Robert Lachapelle.
C’est pendant un voyage d’un an en Amérique centrale, avec toute sa famille, que Robert Lachapelle (B.A.A. sciences comptables, 86) a eu un coup de foudre pour les marchés publics. «Visiter un marché est la meilleure façon de voyager et de découvrir une culture», observe ce fiscaliste de formation, qui a ouvert sa propre boutique en décembre 2004 au marché Jean-Talon. Le Havre-aux-Glaces, dont il est copropriétaire avec son frère Richard, a connu un succès instantané. «Nous produisons uniquement des glaces et des sorbets avec les meilleurs fruits et les meilleures matières premières possibles, explique-t-il. Et pas question d’être chiche. Il faut que ça goûte vraiment.»
Les frères Lachapelle viennent d’acquérir une érablière en Mauricie afin de produire eux-mêmes la matière première de leur plus grand succès : la glace au caramel brûlé à l’érable. Un véritable délice! Le gâteau Brûlé à l’érable, confectionné par Richard, a aussi acquis ses lettres de noblesse en raflant le premier prix du Concours d’entremets à l’érable 2008 de la Fédération des producteurs acéricoles du Québec.
À quelques pas des glaces de Robert Lachapelle se trouve la Librairie gourmande d’Anne Fortin (M. Sc. gestion et planification du tourisme, 02), une mine d’or pour les amateurs de livres de recettes et d’ouvrages sur la cuisine à travers le monde. Depuis l’ouverture de sa boutique, en 2004, Anne Fortin a constaté avec plaisir que le nombre de publications québécoises était à la hausse. «J’essaie de donner beaucoup de place aux livres d’ici et d’en faire la promotion, dit-elle. J’effectue des recherches pour dénicher des ouvrages qui ne sont pas nécessairement distribués à grande échelle.»
Sa petite librairie regroupe environ 2 000 titres et son site Web, www.librairiegourmande.ca, permet de réaliser une recherche complète et de commander en ligne. Il y a dorénavant des livres pour tous, note Anne Fortin. Les jeunes, entre autres, redécouvrent le plaisir de cuisiner avec des ouvrages québécois ludiques et sympathiques comme ceux de Bob le chef ou La croûte cassée. Fait étonnant, ce sont les hommes qui achètent le plus de livres chez elle. «Ils sont plus curieux et aventuriers en cuisine», soupçonne la libraire.
Manger local, un engagement social
«Je ne peux pas offrir des rabais comme le font les grandes surfaces, souligne Anne Fortin, mais l’achat local fait partie de l’effort des consommateurs.» Il est vrai que certains rechignent à acheter des produits locaux, car cela implique souvent de payer plus. Paul Caccia réitère qu’il s’agit avant tout d’un choix de société. «Pourquoi les gens choisissent-ils l’huile à moteur la plus performante pour leur voiture, mais l’huile la moins chère pour cuisiner? Il s’agit pourtant de notre corps!»
Une question d’argent, donc, mais aussi, et surtout, une question de goût, soulignent Alison Hackney et Sophie Morneau. «Je mets les gens au défi de revenir aux légumes fades des supermarchés après avoir goûté à des légumes frais», affirme la première, propriétaire de la Ferme du Fort Senneville, l’une des dernières fermes de l’île de Montréal.
Au printemps, Alison Hackney (M. Sc. biologie, 90) dépose ses asperges fraîchement cueillies dans une glacière près de la route. Ses clients, qui sont aussi ses amis, viennent les chercher et laissent un chèque. «Quand les gens mangent mes légumes, ils sont étonnés et émus. Ce bon goût provient du compost et du sol qui n’est pas fatigué par une culture intensive. Il y a de l’amour dans ces légumes-là», souligne fièrement Alison Hackney, qui cultive aussi de l’ail, des fraises, des oignons, des carottes, des tomates, du chou, des poireaux et des épinards. «C’est mon projet de vie que de promouvoir l’agriculture locale», ajoute-t-elle.
La propriétaire de la boutique Les Gourmandises de Sophie, qui a pignon sur rue à Saint-Hubert, tient le même discours. «Les desserts que je propose sont uniques et faits avec de la crème au beurre, du sucre de canne bio et de la farine bio, dit Sophie Morneau (B. Ed. enseignement en formation professionnelle, 08). Cela n’a rien à voir avec la production industrielle.»
Cette ancienne chef pâtissière du Ritz Carlton de Montréal a remporté en 2008 le prix Debeur – un concours organisé conjointement par la Société des chefs, cuisiniers et pâtissiers du Québec et les Éditions Debeur – pour son carré aux dattes revampé, un bonheur à déguster. Une visite sur son site Web, www.lesgourmandisesdesophie.net, permet non seulement de constater l’originalité de ses créations, mais aussi de se mettre l’eau à la bouche!
Le secret de la gastronomie québécoise n’est sans doute pas plus compliqué que cela. «La bonne cuisine, c’est tout simplement de mettre de bons produits en valeur et de les déguster en bonne compagnie», conclut le professeur Lemasson.
Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 08, no 1, printemps 2010.