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Voyageurs dans le temps

Par Dominique Forget

20 avril 2009 à 0 h 04

Mis à jour le 28 août 2018 à 11 h 08

Enfant, Claude Hillaire-Marcel aimait s’évader dans les récits de Jules Verne. Blotti sous les couvertures, il suivait le capitaine Nemo à bord du Nautilus, à la conquête des secrets mystérieux des fonds marins. Il ne se doutait pas qu’un jour, lui-même sillonnerait les continents et les abysses. Encore moins qu’il surpasserait les exploits de son héros de jeunesse. Parce que, contrairement au capitaine Nemo, Claude Hillaire-Marcel ne se contente pas de voyager dans l’espace. Il voyage aussi dans le temps.

Dans l’appartement du ghetto McGill qu’il partage avec Anne De Vernal, sa complice en science comme dans la vie, les souvenirs rapportés d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine se côtoient sur les murs et les étagères. Mais c’est ailleurs, dans le disque dur d’un ordinateur, que se cachent les trouvailles les plus précieuses du couple : des milliers de données extraites d’échantillons de sols, de glace ou d’eau recueillis aux quatre coins du globe, dans lesquelles on peut lire l’histoire ancienne de notre planète.

Les isotopes, un coffre à outils

Professeur au Département des sciences de la Terre et de l’atmosphère, Claude Hillaire-Marcel est un pionnier des sciences à l’UQAM, où il a créé, en 1974, le centre de recherche GÉOTOP, consacré aux études du globe et aujourd’hui reconnu internationalement. Ce géochimiste de formation est un spécialiste des isotopes, c’est-à-dire des variantes d’un même type d’atome. Le carbone-14, par exemple, est un isotope du carbone standard, le carbone-12. Il comprend deux neutrons de plus que son «cousin». «Chaque organisme vivant recèle dans son squelette une proportion définie de carbone-14, explique le chercheur. Puisque cet isotope se désintègre après la mort d’un individu, on arrive, en mesurant le ratio entre carbone-14 et carbone total, à dater ossements et fossiles, par exemple.»

Le carbone-14, bien qu’il soit le plus connu, n’est qu’un isotope parmi des centaines que Claude Hillaire-Marcel compte dans sa boîte à outils. L’oxygène-18, par exemple, variante de l’oxygène-16, se trouve en petite quantité dans les molécules d’eau (H2O). Plus le globe se réchauffe et les glaciers fondent, plus la concentration d’oxygène-18 de l’océan diminue. En analysant la concentration d’oxygène-18 dans des microfossiles marins datant de centaines de milliers d’années, on peut estimer la température de l’époque.

«Les roches, l’atmosphère et les océans de chaque région du globe possèdent une signature isotopique qui leur est propre, explique le professeur. Si vous me donnez une molécule d’eau, je peux vous dire en quelques heures si elle provient des tropiques ou de la vallée du Saint-Laurent.»

Des fossiles microscopiques

Sa partenaire, Anne De Vernal, qui dirige aujourd’hui le GÉOTOP, utilise des méthodes bien différentes pour voyager dans l’espace et le temps. Micropaléontologue, son travail consiste à examiner des sédiments marins pour y repérer des microfossiles. Sachant comment les espèces ont évolué dans le temps, elle arrive à dater les échantillons selon les microfossiles qu’ils contiennent. Elle peut même déterminer les conditions environnementales qui régnaient à l’époque, puisque chaque espèce a une niche qui lui est propre. La micropaléontologue travaille le plus souvent sur des carottes de sédiments récoltées tout au fond des océans. Au fil des millénaires, en effet, les sédiments se déposent et s’accumulent sur les fonds marins. Chaque couche est ensevelie sous les suivantes et conserve les archives de son époque. Une carotte de 300 mètres suffit parfois à remonter plusieurs millions d’années en arrière. «Dès que je regarde dans le microscope, je peux m’imaginer la scène. Je sais si on était en milieu chaud ou froid. Si la lumière pénétrait l’océan ou si elle était bloquée par un couvert de glace.»

Grâce à ses «machines à remonter le temps», le couple a percé quelques secrets de l’histoire de notre planète. Ainsi, les chercheurs ont découvert qu’au cours d’une période interglaciaire datant d’environ 400 000 ans, le Groenland était couvert en partie d’une forêt de résineux. Anne De Vernal avait flairé la piste en trouvant des traces de pollens dans des sédiments prélevés au fond de la mer du Labrador. En juin dernier, cette découverte a fait l’objet d’un article dans la prestigieuse revue Science.

Une science en évolution

En 28 ans de collaboration, Claude Hillaire-Marcel et Anne De Vernal ont multiplié les expéditions dans l’Atlantique Nord. Plus souvent, ils voyagent en solo plutôt qu’en duo, question de se partager le travail. Anne a passé un mois l’été dernier dans la baie de Baffin à récolter des échantillons dont tous les deux pourront profiter.

Quand le couple discute science, l’harmonie ne règne pas toujours. Il est souvent arrivé dans le passé que les analyses de l’un ne soient pas compatibles avec celles de l’autre, ou avec celles de collègues à travers le monde. «On se disputait gentiment, raconte Claude Hillaire-Marcel. Mais on ne pouvait pas se disputer toute la journée. Ça aurait été invivable! Il a bien fallu se parler.»

C’est parce qu’ils pouvaient discuter face à face que les deux chercheurs ont accompli des pas de géant dans le domaine de la paléoclimatologie. «Les choses étaient beaucoup plus compliquées que ce que l’on pensait dans la communauté scientifique, poursuit le chercheur. C’est bien beau de parler de température de l’océan, mais où place-t-on le thermomètre? À la surface? Près du fond? L’océan est sillonné de courants verticaux et horizontaux qui compliquent l’interprétation des données.»

Il est vrai que l’Atlantique Nord est une région complexe. Les eaux chaudes et salées qui arrivent avec le Gulf Stream se refroidissent et plongent dans les profondeurs de l’océan avant de repartir vers le sud. C’est une partie de la grande boucle de la circulation océanique, qui joue un rôle clé dans la régulation du climat mondial.

Les deux Uqamiens ont dû combattre l’inertie de la communauté scientifique pour faire valoir leur conception de la dynamique des courants marins, que certains rechignent encore à accepter. Les travaux de Claude Hillaire-Marcel et d’Anne De Vernal ont démontré que la circulation des masses d’eau dans l’Atlantique Nord a souvent varié au fil des millénaires. Selon eux, elle pourrait se modifier à nouveau sous l’influence des changements climatiques.

L’UQAM, port d’attache

Anne De Vernal et Claude Hillaire-Marcel ont beau partager la même passion professionnelle, à la maison, ils ne parlent pas que de science. Ils se rejoignent notamment dans leur amour commun de la musique… même si elle ne jure que par Schubert et qu’il préfère Bach. Ils aiment aller au cinéma et faire les courses à pied dans leur quartier. «Nous n’avons pas de voiture, précise-t-il. C’est un luxe incroyable de pouvoir marcher partout.»

Insulaires, ils quittent plus souvent Montréal par Dorval que par les ponts. L’Arctique, les Açores, le Mexique ou le Cap-Vert font partie de leurs dernières destinations. De quoi rendre jaloux bien des jeunes chercheurs! Claude Hillaire-Marcel affirme toutefois que les semaines sur le terrain ne sont plus ce qu’elles étaient.

«Avant, je pouvais passer cinq semaines dans le Sahara, à mon rythme. Perdre trois jours à réparer la Land-Rover. Aujourd’hui, la recherche se fait en mode accéléré. Quand j’arrive sur le terrain, tout a déjà été préparé. Je fais des échantillonnages très spécifiques et repars au bout d’une semaine.»

Le professeur a reçu des offres pour travailler partout dans le monde au fil de sa carrière. Ce Français d’origine est resté fidèle à Montréal et à l’UQAM, qu’il a contribué à bâtir, en mettant sur pied un département, un centre de recherche et de nouveaux programmes dédiés aux sciences de la Terre. «J’étais au Canada comme coopérant pendant mon service militaire quand l’Université a ouvert ses portes, en 1969. Je suis entré au tout nouveau Département de géologie et de géographie de l’époque. On m’a fait confiance. J’ai eu d’importantes subventions de recherche, même si je n’avais pas encore d’expérience. C’était beaucoup plus facile qu’en France.»

L’éducation d’abord

Quarante ans plus tard, Claude Hillaire-Marcel est une sommité internationale dans le domaine de la géochimie isotopique. S’il regarde avec fierté ce qu’il a accompli, cet historien du climat se préoccupe pour les générations futures. «La machine du climat s’est emballée et on ne sait pas très bien comment on va l’arrêter, dit-il. C’est un système très lourd, le climat. C’est comme le mouvement des plaques tectoniques. On ne peut pas le stopper comme ça.»

Pour le géochimiste, l’une des clés de l’avenir reste l’éducation. À commencer par celle des tout-petits. L’an dernier, il a mis sur pied des ateliers de vulgarisation dans les classes du primaire, pour transmettre aux élèves son amour de la Terre. Même s’il fêtera ses 65 ans cette année, il ne compte pas laisser l’enseignement et la recherche universitaire pour autant. «Anne est plus jeune que moi. Elle veut encore découvrir un tas de choses», dit-il. Sa complice, il est vrai, nourrit encore quelques ambitions. «J’ai envie de remonter plus loin en arrière que les quelques millions d’années que nous avons explorées jusqu’à maintenant», dit-elle. Et son partenaire est prêt pour l’aventure!