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L’histoire au fond des mers

Par Dominique Forget

5 octobre 2009 à 0 h 10

Mis à jour le 17 avril 2015 à 15 h 04

Taoufik Radi rentre d’un voyage de 5 millions d’années. Il a passé l’été à bord du navire de recherche JOIDES Resolution, à sonder les fonds marins de la mer de Béring, quelque part entre la Sibérie et l’Alaska. «Les couches de sédiments se sont accumulées sur le plancher océanique au fil des millénaires», explique le chercheur postdoctoral, qui travaille sous la gouverne de la professeure Anne de Vernal, du Département des sciences de la Terre et de l’atmosphère. «Elles ont emprisonné de précieux témoins du climat passé, dont des résidus d’organismes microscopiques.»

La mission «323» organisée par l’Integrated Ocean Drilling Program, consortium international de recherche, réunissait 35 chercheurs de 15 pays. Lorsqu’elle a accosté au port de Victoria début septembre, l’équipe rapportait dans les cales du JOIDES près de 6 kilomètres de carottes sédimentaires. Elles seront scrutées minutieusement au cours des prochains mois, mais déjà, les analyses préliminaires réalisées à bord du navire offrent un aperçu des découvertes. «La mer de Béring était couverte de glace il y a quelques millions d’années, dévoile Taoufik. La banquise a disparu il y a 10 000 ans, pour ne plus jamais revenir.»

La disparation de ces quelques arpents de glace, attribuée au mouvement de la Terre par rapport au soleil, aurait exercé une influence déterminante sur le climat de la planète. La banquise, dans toute sa blancheur, réfléchit vers l’atmosphère la majeure partie des rayons solaires qui la touchent. Sa fonte aurait donc contribué à réchauffer le climat. Du moins à première vue.

«Les choses ne sont pas aussi simples, précise Taoufik Radi. En disparaissant, la banquise a aussi permis aux eaux du Pacifique de pénétrer plus facilement dans l’océan Arctique, puis de rejoindre l’Atlantique en transitant par le Nord. Or, les eaux du Pacifique sont moins salées que celles de l’Atlantique. En arrivant sous le Groenland, elles ont probablement ralenti la boucle thermohaline [mue entre autres par la salinité des eaux] et favorisé le refroidissement de l’hémisphère Nord.»

Train d’enfer

Le JOIDES Resolution a visité sept points d’échantillonnage au cours de l’été. À chaque endroit, les foreurs ont assemblé une série de tuyaux d’acier pour former un puits s’étirant du bateau jusqu’au plancher océanique. Parfois 3 kilomètres plus bas!

«C’est lorsqu’on touche le fond que le forage proprement dit peut commencer», explique Taoufik Radi. Les foreurs envoient dans le puits un tube de plastique d’une dizaine de centimètres de diamètre, qui s’enfonce dans le sol sur une profondeur de 9 mètres. On le ramène à la surface, chargé de sédiments. Un deuxième tube ira chercher les 9 mètres suivants, et ainsi de suite jusqu’à 750 mètres de profondeur. Assez pour remonter 5 millions d’années en arrière dans les archives du climat.

Taoufik Radi, qui est expert en micropaléontologie, prélevait un échantillon à chaque 10 mètres environ. «Je tamisais les boues, les traitais avec de l’acide pour éliminer les matières inutiles, puis les observais au microscope.»

Sous sa lentille, des centaines de fossiles de dinoflagellés, microorganismes unicellulaires invisibles à l’œil nu. «Mes observations permettaient de dater les sédiments, puisque différentes espèces ont vécu à différentes époques. Elles nous donnaient aussi un aperçu du climat, car certaines espèces aiment les eaux froides, alors que d’autres ne peuvent les tolérer. Certaines ne peuvent vivre sous un couvert de glace, d’autres ont besoin de beaucoup de nutriments.»

Le quart de travail officiel du chercheur s’échelonnait de midi à minuit, sept jours par semaine. Dans les faits, il travaillait 16 heures par jour, minimum. «Les chercheurs bossent normalement par groupes de deux, pour se relayer jour et nuit. Mais j’étais le seul micropaléontologue à bord. Quand j’arrivais le matin, il y avait des dizaines d’échantillons sur ma paillasse.»

Le chercheur a traité 450 échantillons pendant les deux mois du voyage. Un train d’enfer! «J’en avais analysé 200 pendant mon doctorat qui a duré 4 ans!»

L’humanité : une étincelle

Les paléo-océanographes ont beau plonger dans le passé, ils ont les deux pieds ancrés dans le présent. «On cherche des patrons climatiques qui pourraient annoncer ce qui nous attend, avec le réchauffement actuel.»

Inquiet pour le futur, Taoufik Radi? Oui et non. «D’un point de vue humain, les catastrophes qui s’annoncent donnent froid dans le dos. Mais d’un point de vue géologique, c’est relatif. Des milliers d’espèces ont disparu au cours de l’évolution. L’humanité, ce n’est qu’une étincelle dans l’histoire de la Terre.»