Voir plus
Voir moins

Les maths dans le sang

Par Dominique Forget

16 novembre 2009 à 0 h 11

Mis à jour le 28 août 2018 à 11 h 08

Gilbert Labelle entretient de graves problèmes de dépendance. Déjà, tout petit, il séchait ses cours pour s’adonner à son vice : résoudre des problèmes de mathématiques en cachette. Aujourd’hui âgé de 65 ans, le professeur a pondu quelques équations de son cru, dont certaines sont connues dans le monde entier. Pourtant, cet accro des maths est loin d’être sevré. À Cuba, les vacanciers lui jettent de drôles de regards lorsqu’ils voient les pages de formules inintelligibles qu’il dévore sous son parasol «pour se détendre».

Ce n’est pas de sa faute, c’est génétique!

Son frère Jacques Labelle, 62 ans, est également professeur au Département de mathématiques de l’UQAM. Et lui aussi s’attaque à des équations dans ses temps libres. Denis, 63 ans, était le troisième frère Labelle du département, jusqu’à ce qu’il prenne sa retraite à l’âge de 55 ans. Le plus jeune de la famille, André, a décidé de faire bande à part. Il enseigne les maths au cégep Montmorency!

Que pouvait-il bien y avoir dans leur biberon? Après tout, leurs parents étaient tous deux artistes. La mère, Yvette Lapointe, s’est fait connaître grâce à la série de bandes dessinées Les petits espiègles qu’elle publiait dans les journaux du week-end. Le père, Lucien, était sculpteur et violoniste.

Cette apparente cassure entre le parcours des parents et celui de leur progéniture ne surprend pas Gilbert Labelle. «Pour nous, il n’y a aucune différence entre les arts et les mathématiques», dit-il en jetant un regard à la Place des Arts, qu’on aperçoit de la fenêtre de son bureau du pavillon Président-Kennedy. «D’ailleurs, quand les vacanciers s’étonnent que je lise des livres de maths sur la plage, je leur signale qu’ils n’auraient pas la même réaction si je lisais sur la musique. Pourtant, la musique n’est qu’un cas particulier des mathématiques.»

Mathématiques psychédéliques

Les frères Labelle ne voient pas uniquement des mathématiques dans les arts. Ils en voient partout. Dans la symétrie des ailes d’un papillon, dans le rythme des vagues de la mer, dans l’organisation de la Voie lactée. Mais surtout dans leur tête. «Les mathématiques, il n’y a rien de plus psychédélique, dit Gilbert, dont les cheveux longs rappellent les années Woodstock. Dans la vie de tous les jours, on ne peut voir qu’en trois dimensions. Mais avec les mathématiques, on peut envisager le monde en quatre, cinq, voire une infinité de dimensions.»

Gilbert Labelle est un spécialiste de la combinatoire, une discipline des mathématiques qui s’intéresse aux configurations possibles d’objets concrets ou abstraits. Son ouvrage sur la théorie des espèces (Combinatorial Species and Tree-like Structures, Encyclopedia of Mathematics, Cambridge University Press, 1998), inspiré par son collègue André Joyal et publié en collaboration avec François Bergeron et Pierre Leroux, est utilisé par des étudiants aux cycles supérieurs partout dans le monde. Il y propose une nouvelle façon de construire, de dénombrer et d’analyser les symétries de grandes classes de structures. Même si certains peuvent percevoir ses recherches comme des mathématiques pures, il compte une dizaine d’articles publiés dans la revue Advances in Applied Mathematics, bible des mathématiques appliquées.

«Il n’y a plus de frontières entre les maths pures et appliquées. Des théorèmes vieux de plus de 200 ans qu’on considérait comme strictement théoriques deviennent soudain très utiles dans le contexte de la transmission des données par Internet, observe-t-il. Mes propres théorèmes trouveront peut-être des applications demain. Peut-être dans 100 ans.»

Échecs et maths

Son frère Jacques, également spécialiste de la combinatoire, a mis la pédale douce sur la recherche depuis des années. «Trimer dur sur un article qui va peut-être intéresser une dizaine de lecteurs, ou travailler pendant des années sur une nouvelle théorie pour finalement s’apercevoir que quelqu’un d’autre l’a publiée avant vous, ce n’est pas ma tasse de thé.»

Ces jours-ci, Jacques préfère concentrer ses énergies sur l’enseignement et la vulgarisation. Les grosses classes de 120 étudiants, il adore! Il compte à son actif quelques livres pour les étudiants de premier cycle. Des recueils de problèmes aussi. Parmi ses collègues et amis, Jacques Labelle est aussi connu comme un joueur d’échecs sans égal. Il a déjà été couronné champion canadien pour les parties courtes (moins de cinq minutes par partie).

Durant ses meilleures années, il pouvait jouer 16 parties en simultané… et à l’aveugle! «On m’installait dans un coin, les yeux bandés, tandis que tous les autres joueurs se trouvaient devant leur échiquier. Chacun leur tour, ils déplaçaient une pièce. Un arbitre annonçait : cavalier en b4. C’était mon tour. Il fallait que je retienne la position de toutes les pièces sur les 16 échiquiers, en prenant mentalement une photo et en la gardant en mémoire jusqu’au prochain tour.» Sur 16 parties, il pouvait facilement en remporter 14… et faire deux nulles.

Payés pour «triper»

Réunis dans le bureau de Gilbert, les deux frères mathématiciens s’entendent comme larrons en foire. Ils se tapent sur les cuisses en évoquant leurs souvenirs de jeunesse. Comme la fois où l’une de leurs fusées a explosé dans la maison, ou celle où ils ont électrocuté leur grand-père avec le transformateur d’un train électrique et un moteur, reliés à la rampe métallique de l’escalier.

Les exploits mathématiques des jeunes Labelle ne passent pas inaperçus au Collège de Longueuil, où ils poursuivent leurs études, ni même à l’échelle de la province. Gilbert remporte le Concours mathématique du Québec en 1962. L’année suivante, Jacques et Denis se classent parmi les 10 premiers. Le prix? Le privilège de participer à un camp universitaire… pour faire des mathématiques pendant les vacances scolaires. Pas nerds pour autant! À l’époque, la fratrie est connue pour organiser des partys monstres.

«C’est à cette époque que j’ai découvert qu’on pouvait faire des mathématiques comme profession», se souvient Gilbert, qui a poursuivi ses études jusqu’au doctorat à l’Université de Montréal. «Je tripais.» Jacques suit les traces de son frère, mais complète son doctorat au Massachusetts Institute of Technology (MIT), où son talent pour les échecs lui vaut le surnom de Jacques The Beautiful.

En 1970, Gilbert est embauché comme professeur à l’UQAM. Jacques est recruté en 1977, puis Denis, quelques années plus tard. À l’époque, on jette les bases du Département de mathématiques, comme du reste de l’Université. Avec Pierre Leroux, Gilbert, Jacques et quelques autres fondent un premier groupe de recherche en combinatoire, aujourd’hui devenu le très réputé Laboratoire de combinatoire et d’informatique mathématique (LaCIM). Ce dernier attire des étudiants aux cycles supérieurs diplômés des plus grandes universités américaines et européennes.

«Nous avons mis sur pied un séminaire de combinatoire qui bénéficie d’une grande crédibilité, dit Gilbert. Chaque semaine, nous avons un invité. Nous recevons des chercheurs très réputés d’un peu partout dans le monde.»

La retraite selon Gilbert

À son tour, Gilbert Labelle est invité aux quatre coins de la planète pour présenter ses travaux. L’Autriche, la Chine, la Russie et l’Islande font partie de ses récentes destinations. Il est plus actif que jamais en recherche et continue d’encadrer des étudiants aux cycles supérieurs, même s’il a officiellement pris sa retraite en 2005.

Il coordonne toujours, depuis plus de 35 ans, la participation de l’UQAM au Putnam, un concours nord-américain qui s’adresse aux étudiants en mathématiques au niveau du baccalauréat. Trois heures passées à résoudre des problèmes en matinée, trois heures en après-midi. L’épreuve est réputée si difficile que la majorité des participants récoltent habituellement un zéro. «Ça ne prend pas juste un bon flash pour résoudre un de ces problèmes. Ça en prend deux ou trois.» Gilbert lui-même s’était classé parmi les 10 premiers en 1964.

Quand il lui reste un peu de temps entre deux problèmes, le mathématicien fait des présentations dans des écoles secondaires ou des cégeps, pour transmettre sa passion. Un impératif, pour lui. Il a d’ailleurs mérité le Prix d’excellence en enseignement du réseau de l’Université du Québec, secteur sciences, en 1991. «C’était une fleur extraordinaire. Il y a un mythe qui veut que si tu es fort en recherche, tu n’es pas bon professeur. Ça prouve le contraire.»

Jacques, de son côté, prévoit prendre sa retraite de l’université dans trois ans. Pour de bon. Il aura tout le temps voulu pour lire les livres de mathématiques «de loisir» qui s’empilent sur ses étagères. Et pour discuter maths avec son frère Denis sur le bout d’un quai.

Gilbert n’ira pas les rejoindre de sitôt. Il a été nommé professeur émérite en 2006. «J’ai droit à des subventions de recherche et à un bureau à vie!» Le comble du bonheur pour un accro.