L’élection de Barack Obama à la présidence des États-Unis, il y a un peu plus d’un an, a modifié presque instantanément la perception de ce pays à travers le monde. «Pourtant, la société américaine n’a pas changé», affirme Frédérick Gagnon, professeur au Département de science politique et directeur de l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques. «Le soir même de l’élection d’Obama, les électeurs de la Californie, un État réputé progressiste, ont voté en faveur d’une mesure visant à interdire le mariage gai», souligne le jeune chercheur, qui s’intéresse de près à la «guerre culturelle» qui se déroule chez nos voisins du Sud.
L’expression «guerre culturelle» (ou «guerres culturelles» au pluriel, de culture war(s)) a été utilisée pour la première fois par Pat Buchanan lors de la convention républicaine de 1992, rappelle Frédérick Gagnon. «Lors de ce discours, il a affirmé que les Américains étaient engagés dans une lutte, un combat pour définir l’identité américaine et les valeurs traditionnelles de la famille américaine, et que les grands enjeux du pays étaient désormais des enjeux moraux comme l’avortement, le mariage gai et le contrôle des armes à feu, auxquels nous pouvons aujourd’hui ajouter la recherche sur les cellules souches.»
Ces débats divisent la société américaine en deux camps homogènes : les progressistes séculiers et les orthodoxes culturels. «Plusieurs auteurs croient que l’expression guerre culturelle ne doit pas être utilisée pour décrire ce qui se passe au sein de la société en général, mais plutôt pour décrire les débats entre groupes d’activistes (pro-vie, pro-choix, etc.)», nuance le professeur Gagnon.
Son projet de recherche, financé par le programme d’établissement de nouveaux professeurs-chercheurs du Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture, met en lumière une autre perspective. «Je définis la guerre culturelle comme un projet conservateur, dit-il. Ce sont des acteurs politiques précis qui ont intérêt à parler des enjeux moraux, détournant ainsi l’attention sur l’incapacité des Républicains à adopter des politiques économiques bénéfiques pour leurs électeurs moins favorisés, car ils défendent les intérêts économiques des plus riches une fois à Washington.» Cette hypothèse, précise-t-il, rejoint la thèse du journaliste et historien Thomas Frank, auteur de What’s the Matter with Kansas? (2004).
Un portrait des guerriers
Frédérick Gagnon entend brosser un portrait de ces guerriers culturels, la plupart ayant des affinités avec la droite chrétienne évangélique. «Je les appelle aussi «les exorcistes américains», car ils veulent expurger la société américaine de ses démons séculiers et progressistes. Ils sont en guerre contre les athées, qu’Obama a salués lors de son discours d’investiture», rappelle-t-il.
La première année de son projet de recherche est consacrée à l’étude de la Heritage Foundation, un think tank conservateur qui prétend faire de la recherche scientifique sur des enjeux moraux comme les valeurs familiales ou le mariage, mais qui affiche un parti pris évident. «On y prescrit des comportements et on y manipule les statistiques afin de convaincre les gens que ceux qui réussissent dans la vie ont adopté un modèle traditionnel jugé moralement acceptable.»
Frédérick Gagnon se penchera ensuite sur les prises de position des vedettes médiatiques Bill O’Reilly et Glenn Beck, du réseau FOX News, et de l’animateur de radio Rush Limbaugh. Ceux-ci recourent surtout à des stratégies discursives pour discréditer les acteurs progressistes aux yeux des Américains. «O’Reilly, qui se définit lui-même explicitement comme un guerrier culturel, qualifie sans relâche les médecins pratiquant des avortements de «tueurs de bébés», jugeant leurs comportements barbares et anti-américains.» L’un des médecins visés par Bill O’Reilly, George Tiller, a été assassiné en mai dernier.
Enfin, M. Gagnon se rendra à Washington afin d’étudier le caucus pro-vie de la Chambre des représentants. «Je veux en savoir plus sur leurs objectifs, leurs stratégies, leurs modes de financement et leur influence réelle», précise le jeune chercheur, qui souhaite organiser un colloque sur les guerres culturelles à l’automne 2010.
Et dans le camp progressiste?
Ceux qui tiennent tête aux guerriers culturels sont les groupes pro-choix ou les groupes pour l’avancement du droit des femmes, par exemple. «Ils sont toutefois moins organisés et moins motivés», note Frédérick Gagnon. On retrouve aussi des francs-tireurs comme Michael Moore, Bill Maher, Christopher Hitchens, Keith Olbermann, Jon Stewart et Stephen Colbert.
Ce qui l’inquiète et le rassure à la fois, c’est que les électeurs de la droite chrétienne n’ont pas encore trouvé de véritable leader politique. «Or, les Américains se mobilisent lorsqu’ils ont confiance en un leader, on l’a vu avec Obama.»