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À la défense des sciences humaines

Par Claude Gauvreau

16 novembre 2009 à 0 h 11

Mis à jour le 28 août 2018 à 11 h 08

Entre les courses et la vaisselle, entre ménage et déjeuner, le monde peut battre de l’aile, on n’a pas le temps d’y penser. Ces paroles d’une chanson de Jean Ferrat, Lucie Chagnon (M.A. intervention sociale, 95) les a fredonnées plus d’une fois dans sa vie. «J’ai toujours voulu me réaliser en travaillant, mais sans sacrifier pour autant ma famille», dit-elle.

Mère de quatre enfants et quatre fois grand-mère, cette diplômée en sciences humaines de l’UQAM a fondé il y a quatre ans COMMODUS. Cette entreprise d’économie sociale qui offre une gamme variée de services pour favoriser la conciliation travail-vie de famille est la seule du genre au Canada. En février dernier, l’organisation internationale Ashoka, qui soutient les entrepreneurs sociaux novateurs, décernait le titre de Fellow et une bourse de 150 000 $ à sa fondatrice.

Le Canada compte actuellement plus d’un demi-million d’étudiants inscrits dans des programmes universitaires en sciences humaines, dont plusieurs se retrouveront demain à la tête des institutions et entreprises du pays. «Les diplômés en sciences humaines ne deviendront pas tous des historiens ou des sociologues, mais ils auront acquis au cours de leur formation des habiletés intellectuelles, des capacités d’analyse et un sens critique qui leur permettront de jouer un rôle de leader dans différentes sphères de la société», souligne Yves Gingras, professeur au Département d’histoire et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences. Malheureusement, ajoute-t-il, les décideurs publics ont tendance à sous-estimer la contribution des sciences humaines au progrès social.

L’hiver dernier, la collectivité universitaire canadienne s’est mobilisée contre la décision du gouvernement conservateur de réduire le budget de base du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) pour financer de nouvelles bourses d’études supérieures dans le domaine des affaires. Mesure que la Conférence des recteurs et principaux des universités du Québec (CREPUQ) a perçue comme un désaveu de la valeur et de la pertinence de la recherche en sciences humaines.

Les sciences humaines sont plus nécessaires que jamais, affirme la professeure de sociologie Micheline Milot. «La société est plus complexe qu’il y a 10 ou 20 ans en raison de l’émergence de plusieurs problématiques nouvelles : globalisation de l’économie, pluralisme des identités, vieillissement des populations, montée du terrorisme. Seuls les chercheurs en sciences humaines analysent ces phénomènes et nous aident à comprendre la direction dans laquelle évolue la société.»

L’effet sciences humaines

Selon Micheline Milot, c’est dans la durée que les sciences humaines et sociales font sentir leur impact. Réputée pour être l’une des premières théoriciennes de la laïcité au Québec, la sociologue a siégé à la Commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables et a participé au long processus de réflexion ayant conduit à la création du programme d’éthique et de culture religieuse, maintenant enseigné dans les écoles du Québec. «J’ai commencé à parler de la nécessité d’un enseignement culturel des religions en 1982, quand j’étais étudiante à la maîtrise», se rappelle-t-elle.

Depuis, Micheline Milot a complété des études de terrain auprès de milliers de parents, d’enfants et d’enseignants sur des questions religieuses. Elle est aussi une fine observatrice des nouvelles dynamiques sociales dues à l’immigration. Or, malgré l’importance qu’elle accorde à l’enseignement des cultures religieuses, ses années de recherche lui ont fait comprendre que la connaissance de la religion de l’autre ne suffit pas toujours pour engendrer la tolérance. «Il importe de situer le programme d’éthique et de culture religieuse dans le cadre d’une éducation à la citoyenneté pour que les jeunes ayant des convictions religieuses différentes apprennent à vivre ensemble.» C’est cette approche qui a été adoptée par le ministère québécois de l’Éducation.

Lui aussi professeur au Département de sociologie, Jean-Marc Fontan est codirecteur de l’Alliance de recherche universités-communautés en économie sociale (ARUC-ÉS), le premier centre de recherche interuniversitaire québécois entièrement dédié à la recherche partenariale dans ce domaine. Créée en 1999, l’ARUC-ÉS coordonne cinq grands chantiers de recherche correspondant à autant de secteurs d’intervention : services aux personnes, habitation communautaire, loisirs et tourisme social, finance responsable, développement local et régional. En dix ans, une centaine de chercheurs en sociologie, travail social, géographie et gestion ont réalisé près de 150 recherches, en collaboration avec leurs partenaires du milieu.

Pour Jean-Marc Fontan, le caractère innovateur de l’économie sociale réside dans sa double finalité : produire des biens et des services tout en répondant à des besoins sociaux. L’ARUC-ÉS a participé notamment à la création de la Fiducie du Chantier de l’économie sociale, une société de capital de risque qui offre des prêts sans remboursement de capital avant 15 ans. Depuis 2007, une trentaine d’entreprises d’économie sociale ont bénéficié du soutien de la Fiducie, comme la radio communautaire Boréale en Abitibi, la coopérative de solidarité Auberge de jeunesse Petite-Nation dans l’Outaouais, et le Centre d’entraide et de services communautaires pour personnes âgées du Marigot à Laval.

Très présentes dans la société, les entreprises d’économie sociale ont en commun de subordonner la recherche de profits à la promotion de valeurs telles que la solidarité et l’amélioration de la qualité de vie. «Les centres de la petite enfance (CPE), qui favorisent une éducation de qualité pour les enfants et l’intégration des femmes au marché du travail, constituent probablement le plus grand fleuron de l’économie sociale», dit Jean-Marc Fontan.

COMMODUS fait partie des quelque 3 600 établissements d’économie sociale de la région de Montréal. L’organisme dessert une vingtaine de grandes entreprises d’au moins 500 employés ainsi que des PME. Il fait affaire avec 300 fournisseurs, des entreprises d’économie sociale pour la plupart, qui offrent aux employeurs et à leurs salariés divers services clés en mains : entretien ménager, repas préparés, service de garde à domicile, transport, et bien d’autres. Accessibles en milieu de travail ou à domicile, ces services contribuent à libérer les salariés de certaines tâches domestiques, leur permettent de consacrer du temps de qualité à leur vie professionnelle, personnelle ou familiale, et favorisent la réduction de l’absentéisme au travail. «Quand je parle de COMMODUS à un employeur, il comprend rapidement que nous sommes porteurs d’un projet social», lance sa PDG, Lucie Chagnon.

Omniprésentes, mais invisibles

Selon Yves Gingras, le grand paradoxe des sciences humaines est qu’elles sont omniprésentes, mais invisibles. «Dès que l’on fait face à un problème de société – montée du créationnisme ou gangs de rue -, les médias donnent immédiatement la parole à un politologue, un sociologue ou un juriste pour éclairer l’opinion publique. Ce sont eux aussi qui conseillent les ministres, pas les chimistes ou les physiciens. Sans compter les trois quarts des membres de la fonction publique qui possèdent une formation dans une des disciplines des sciences humaines.» Malgré cela, poursuit l’historien, ministres et sous-ministres disent aux chercheurs qu’ils doivent sortir de leur tour d’ivoire! «Les sciences humaines sont pourtant le domaine du savoir où les liens entre les chercheurs universitaires et le milieu – groupes sociaux et professionnels, entreprises, gouvernements – sont les plus nombreux.»

Les chercheurs en sciences humaines effectuent souvent un travail d’éducation qui dépasse les limites des salles de classe. Un travail invisible, parce que peu reconnu, indique Micheline Milot. «Personnellement, je me fais un devoir de vulgariser les connaissances que j’ai acquises par mes recherches et je participe volontiers à des rencontres avec divers groupes de la société civile qui font appel à mon expertise.» La Fédération des femmes du Québec l’a ainsi consultée pour prendre position sur la question controversée du port des signes religieux dans les institutions publiques, et l’Assemblée législative du Mexique a sollicité sa collaboration pour définir le terme laïcité dans la constitution mexicaine.

Autre problème d’image : les sciences humaines sont le parent pauvre de la recherche universitaire, tandis que les sciences naturelles, le génie et les sciences biomédicales accaparent la part du lion en matière de financement.

«On comprend qu’un laboratoire en chimie ou en médecine nécessite plus d’argent qu’une recherche de terrain en sociologie, mais cela ne justifie pas le déséquilibre, observable depuis une quinzaine d’années, qui favorise largement certains secteurs dits de pointe en sciences naturelles et en sciences biomédicales», dit Micheline Milot. Abondant dans le même sens, Yves Gingras rappelle que la proportion des chercheurs subventionnés en sciences naturelles et en génie se chiffre entre 60 et 70 %, contre un sur quatre en sciences humaines et sociales. «Nul besoin de faire une longue démonstration pour convaincre les politiciens de la pertinence de financer une étude sur un vaccin ou sur le potentiel minier d’une région. C’est toutefois plus ardu quand il s’agit de recherches en sciences humaines», soutient Jean-Marc Fontan.

Chose certaine, les exemples de transformations sociales – droits des femmes, ouverture envers les homosexuels, commerce équitable – encouragées et souvent inspirées par les travaux des chercheurs en sciences humaines et sociales sont multiples. Pas étonnant que le sociologue Jean-Marc Fontan ait décidé de participer au projet Paroles d’exclus, un regroupement de citoyens et de travailleurs communautaires qui réclame plus de logements sociaux dans les quartiers de Montréal-Nord et d’Hochelaga-Maisonneuve.

«Les sciences humaines posent des questions. Elles sont le domaine par excellence de la critique sociale, et cela peut être très dérangeant, note le chercheur. Aucun politicien n’aime se faire rappeler qu’un million d’enfants vivent dans la pauvreté au Canada.»

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Des diplômés socialement engagés

– Directrice générale de la Société de la Place des Arts de Montréal, Marie Lavigne (M.A. histoire, 74) est reconnue pour son soutien au rayonnement du milieu de la culture et des arts et pour ses travaux soulignant l’apport des femmes à la société. Elle a également présidé le Conseil des arts et des lettres du Québec et le Conseil du statut de la femme. Elle siège actuellement au comité exécutif du Partenariat du Quartier des spectacles et de la Vitrine culturelle de Montréal.

– Commissaire à la protection de la vie privée du Canada, Jennifer Stoddart (M.A. histoire, 74) a connu une carrière remarquable dans la haute fonction publique et s’est distinguée pour son engagement en faveur des droits des Canadiens au respect de leur vie privée. Elle a coécrit (entre autres avec Marie Lavigne) L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles.

Alain Giguère (B.A. sociologie, 80) est président de CROP, l’une des plus réputées maisons de recherche marketing et de sondages d’opinion au Canada. Sa connaissance des marchés et son talent de communicateur ont fait de lui un expert doté d’une grande crédibilité auprès des décideurs et du grand public.

– Animatrice, chroniqueuse, conférencière, auteure, consultante et formatrice, la sexologue Jocelyne Robert (B.A. sexologie, 82) est reconnue pour la qualité de son travail de vulgarisatrice et pour son apport au débat public sur l’importance de l’éducation à la sexualité, non seulement au Québec mais également en France, en Suisse et en Belgique.

– Communicatrice exceptionnelle et boulimique de l’information, Marie-France Bazzo (M.A. sociologie, 86) est l’animatrice de l’émission Bazzo.com à Télé-Québec. Sa curiosité intellectuelle et son ouverture d’esprit ont contribué à faire évoluer les idées, le débat public et les mentalités.