«Parle plus fort, je n’ai pas mes lunettes.» Ce genre d’affirmation peut sembler loufoque, et pourtant, elle est tout à fait fondée. La vision joue un rôle clé dans la perception de la parole. L’illusion de McGurk l’illustre à merveille : un individu qui entend le son « aba » tout en regardant une personne prononcer «aga» croit entendre «ada». son cerveau combine les deux messages et les amalgame, en quelque sorte.
Au Laboratoire de recherche en phonétique de l’UQAM, Lucie Ménard a démontré que la vision n’intervenait pas seulement dans la perception de la parole, mais aussi dans son développement. On apprend en mimant ceux qui nous entourent. La professeure du Département de linguistique et de didactique des langues a constaté, en travaillant avec des adultes aveugles, que ceux-ci bougeaient beaucoup moins leurs lèvres en parlant que des adultes voyants. Elle travaillera prochainement avec des enfants aveugles pour voir comment leur handicap constitue un obstacle lorsqu’ils apprennent à parler.
Grâce à une subvention de la Fondation canadienne pour l’innovation, elle a équipé son laboratoire d’équipements inusités. On y trouve des capteurs de mouvement qui, une fois placés sur les lèvres, permettent d’enregistrer le mouvement de ces dernières. Également, un échographe que l’on place sous le menton pour suivre le mouvement de la langue, fonctionne selon le même principe que ceux qu’utilisent les obstétriciens pour observer le foetus in vivo.
Lucie Ménard a trimbalé ses équipements dans plusieurs centres de la petite enfance où elle a réalisé des expériences avec des enfants voyants. «On leur demande de prononcer certains sons et on observe comment ils placent leurs lèvres, leur langue et leurs mâchoires. Nous avons constaté qu’entre l’âge de 4 et 10 ans, il y a une évolution considérable. Il sera intéressant de comparer cette évolution chez les enfants non-voyants.»
Lucie Ménard ne croit pas que les jeunes aveugles devraient nécessairement fréquenter un orthophoniste. Elle pense toutefois que les éducateurs devraient être conscients des défis auxquels ces enfants font face. À terme, ses recherches aideront aussi les enfants voyants aux prises avec des problèmes d’élocution. Elles permettront de bâtir une base de données qui montrera, pour un son donné, comment un enfant place normalement sa mâchoire, ses lèvres et sa langue. «Pour aider un enfant qui souffre d’un problème, il faut savoir comment les articulateurs fonctionnent en temps normal. Or, il y a très peu de données à ce sujet pour la langue française.»