Engorgement des urgences, pénurie de personnel, manque de lits et d’argent… la liste des problèmes dans le système de santé québécois semble aussi longue que certaines listes d’attente dans les hôpitaux. C’est dans ce contexte que les appels au secteur privé se multiplient depuis une dizaine d’années et que s’est inscrit le travail de la Commission Castonguay. Mais, depuis quelques mois, les défenseurs du système public ont relevé la tête. Des personnalités en provenance des milieux universitaire, médical, politique et syndical prennent la parole dans les médias, mettant la population en garde contre les méfaits de la privatisation et appelant à la recherche de solutions publiques.
Contrairement à l’image que l’on s’en fait, notre système de santé fait déjà une large part au privé. Selon l’OCDE, la part du secteur privé dans les dépenses en santé au Québec a augmenté depuis 25 ans, passant de 20 % en 1981 à près de 30 % en 2006. Dans d’autres pays industrialisés, comme la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la Suède, la moyenne des dépenses privées en santé est d’environ 20 %. Faut-il cantonner le secteur privé dans un rôle complémentaire ou continuer de favoriser son expansion?
La cloison entre public et privé
«Il faut éviter de créer plus de services pour ceux qui ont les moyens de payer», affirme Diane L. Demers, professeure au Département des sciences juridiques. Cette spécialiste du droit de la santé ne s’oppose pas, en principe, à une collaboration avec le secteur privé. Mais celle-ci doit être mieux encadrée qu’elle ne l’est aujourd’hui, dit-elle en citant l’exemple de l’entente entre l’Hôpital du Sacré-Coeur à Montréal et la clinique privée Rockland MD, laquelle autorise des chirurgies d’un jour. Cette clinique a été pointée du doigt l’été dernier par la Régie de l’assurance maladie pour avoir réclamé des frais élevés à ses patients en plus des honoraires perçus du régime public. «Je n’ai rien contre les cliniques privées qui offrent des soins spécialisés, dans la mesure où ceux-ci demeurent couverts par l’assurance maladie», dit la juriste.
Diane L. Demers estime que l’on doit maintenir la cloison entre les médecins participant au régime de santé public et ceux qui sont désengagés du système, tout comme il faut réserver l’usage des équipements des établissements publics aux médecins qui participent au régime public. «L’étanchéité est nécessaire pour éviter que les médecins pratiquant dans le public franchissent la barrière quand ça leur chante afin d’obtenir des honoraires supérieurs du côté du privé, privant du même coup le secteur public de ressources essentielles», souligne-t-elle.
«Que des services comme la restauration et l’entretien soient assurés par le privé dans les hôpitaux, pourquoi pas?» demande Nicolas Marceau, professeur au Département des sciences économiques. Mais celui-ci est moins enthousiaste en ce qui concerne les soins médicaux. «Plusieurs études montrent que les coûts en santé augmentent quand s’accroît la part du privé, qu’il s’agisse des revenus des médecins, du prix des médicaments ou de celui des technologies médicales.»
Guillaume Hébert (B.A. science politique, 04), chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), réfute la thèse d’une augmentation effarante des coûts en santé. En proportion du PIB québécois, les dépenses en santé sont plutôt stables, dit-il, oscillant entre 6,4 % et 7,4 % depuis 25 ans. «Ce sont les dépenses privées qui expliquent la plus grande part de la hausse des coûts en santé, précise-t-il. Selon les chiffres de l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS), la proportion des dépenses associées aux services hospitaliers et aux médecins est passée de 63 % en 1980 à 45 % en 2005, tandis que les autres dépenses ont progressé de manière importante, passant de 37 % à 55 %. Les dépenses en médicaments ont ainsi augmenté deux fois plus rapidement que les autres dépenses en santé. Le gouvernement, s’il en avait la volonté, pourrait imiter la Nouvelle-Zélande et négocier une baisse des prix des médicaments avec les entreprises pharmaceutiques.»
Non au ticket modérateur
Nicolas Marceau rejette l’idée d’un ticket modérateur. «Je ne crois pas que les patients abusent du système de santé, ni qu’ils se soumettent à des interventions médicales inutiles, simplement parce qu’elles sont gratuites. Les dépenses en santé échappent en grande partie à leur contrôle puisque c’est le médecin qui fait les diagnostics, ordonne les visites de rappel, prescrit les médicaments et autorise les admissions à l’hôpital.» Le ticket modérateur réduit l’accessibilité aux soins pour les citoyens les plus démunis et les plus vulnérables, soutient-il. «Quand les personnes pauvres et âgées doivent payer des frais supplémentaires, elles ont tendance à utiliser moins de services médicaux et négligent de se faire traiter rapidement.»
Le jeune économiste se montre également critique à l’égard d’une plus grande ouverture aux régimes d’assurance privée. «Dans de tels régimes, les primes sont fonction du risque financier que représente une personne pour l’assureur, c’est-à-dire de la probabilité qu’elle utilise des services. Plus celle-ci est grande, plus la prime d’assurance est élevée. Les gens à faible revenu, plus susceptibles d’être malades et donc de recourir aux services de santé, n’ont pas les moyens de payer pour de telles assurances.» Abondant dans le même sens, Guillaume Hébert cite une étude de l’Organisation mondiale de la santé, réalisée en 2004, qui montre que les assurances privées dans les pays d’Europe de l’Ouest augmentent les inégalités d’accès aux soins.
Entre le statu quo et la privatisation à tous crins, Henriette Bilodeau privilégie la voie des solutions publiques constructives pour améliorer l’accessibilité aux services de santé. Professeure au Département d’organisation et ressources humaines, elle a collaboré avec d’autres chercheurs à un ouvrage collectif, Le privé dans la santé : un débat sans fin?, qui doit paraître sous peu aux Presses de l’Université de Montréal.
Selon elle, un système privé parallèle peut offrir des services plus rapidement à ceux qui ont les moyens de payer. Un tel système risque toutefois de rallonger les temps d’attente dans le réseau public. «Les médecins et les infirmières ne peuvent être à deux endroits en même temps. Plus ils offriront leurs services dans le privé, moins ils seront disponibles pour le public. Il faut établir des listes centralisées par province ou par région sanitaire, dit-elle, qui regrouperaient toutes les personnes en attente d’un type de service. Ces listes permettraient de s’assurer que les gens les plus malades soient traités en priorité.»
Nicolas Marceau croit que l’on devra augmenter la capacité d’accueil des facultés de médecine si on veut offrir davantage de services aux Québécois. Henriette Bilodeau va dans le même sens, tout en soulignant que l’organisation du travail doit aussi être repensée. «Chez les étudiants finissants en médecine, les femmes en particulier, la culture du travail est différente de celle des générations précédentes. Ils sont préoccupés par leur qualité de vie et la conciliation travail-famille. Plusieurs pourraient être attirés par le privé qui offre des revenus plus élevés et des horaires qui n’obligent pas à travailler le soir et les week-ends.»
Le système de santé québécois subit encore les contrecoups des compressions budgétaires des années 90, souligne la professeure. Les mises à pied, les fermetures de lits et les départs à la retraite ont créé un vide que le secteur privé ne peut combler entièrement. «Les besoins sont partout, dit-elle, et il faut intervenir sur plusieurs fronts à la fois : renforcer la prévention en agissant sur les déterminants sociaux de la santé et du bien-être (sécurité sociale, éducation, logement) et investir dans les services de première ligne, les soins à domicile et la médecine familiale.»
Les leçons du passé
François Guérard (Ph.D. histoire, 94), professeur d’histoire à l’Université du Québec à Chicoutimi, et sa collègue Aline Charles (Ph.D. histoire, 97), de l’Université Laval, s’intéressent aux partenariats qui existaient dans les années 60 entre des hôpitaux à but lucratif et l’État québécois. À cette époque, le Québec comptait une centaine d’établissements privés dont l’État finançait en partie les activités par le biais de l’assurance hospitalisation. «Pendant une quinzaine d’années, les tensions ont été permanentes parce que ces établissements réclamaient toujours plus d’argent de l’État et refusaient que ce dernier leur impose des normes en matière de qualité des soins», raconte François Guérard.
«L’expérience ne fut pas concluante, souligne Aline Charles, et les hôpitaux à but lucratif, ne pouvant garantir une meilleure qualité des soins, ont progressivement diminué en nombre sans que personne ne monte aux barricades.» Si la santé est un enjeu collectif, il faut que l’État, garant du bien commun, la prenne en charge, car lui seul peut s’assurer que soient respectés les principes d’universalité et d’égalité, soutiennent les deux chercheurs. «L’histoire nous enseigne que l’ouverture au privé n’est pas, et n’a jamais été, une panacée», conclut Aline Charles.