Le but des compagnies qui entament des poursuites-bâillons n’est pas de gagner, mais de mettre fin à un droit fondamental. C’est un détournement des fins du système judiciaire qui entraîne un grave déficit démocratique», déclare Lucie Lemonde, professeure au Département des sciences juridiques. Les poursuites-bâillons, mieux connues sous le nom de SLAPP (Strategic Lawsuit Against Public Participation), sont des actions judiciaires intentées contre des individus ou des groupes de pression en vue de les faire taire, en les entraînant dans des procédures juridiques coûteuses dont ils ne peuvent assumer les frais.
«Les SLAPP ne touchent pas seulement la personne ou le groupe visé, mais l’ensemble de la population, note la professeure de droit. D’abord, parce les autres personnes ou groupes auront peur de parler publiquement contre la compagnie visée, mais aussi parce que ces poursuites bafouent le droit du public à l’information.»
Lucie Lemonde a commencé à s’intéresser aux SLAPP lorsque l’Association québécoise de lutte à la pollution atmosphérique (AQLPA) a été poursuivie en diffamation par la compagnie American Iron and Metal. L’AQLPA avait obtenu une injonction empêchant la compagnie de construire une déchiqueteuse de carcasses d’autos sur un ancien dépotoir avant d’obtenir les permis nécessaires. Cette poursuite de cinq millions de dollars s’est terminée par une entente hors cour qui a eu pour résultat «de réduire l’AQLPA au silence», souligne la professeure.
Un chargé de cours menacé
Une autre cause célèbre au Québec concerne un couple de l’Outaouais qui a fait face à une poursuite de deux millions de dollars pour avoir milité afin d’obtenir la fermeture d’un autre dépotoir. Plus récemment, le chargé de cours Alain Deneault, auteur principal de l’ouvrage Noir Canada : pillage, corruption et criminalité en Afrique, a été menacé d’une poursuite en diffamation, ainsi que sa maison d’édition, Écosociété, par la compagnie minière Barrick Gold, en raison d’allégations contenues dans son livre. «Aux États- Unis, des gens ont été victimes de poursuites-bâillons parce qu’ils ont envoyé des lettres aux journaux, parce qu’ils ont participé à une manifestation ou témoigné devant le Congrès», ajoute Lucie Lemonde.
Dans son cours Droits et libertés, les étudiants ont été chargés, au printemps dernier, de faire un travail de recherche sur les SLAPP à travers le monde. L’information qu’ils ont recueillie a permis de bâtir une formation offerte par le Service aux collectivités de l’UQAM au Regroupement des groupes écologistes. Le même travail a aussi servi de base au mémoire qu’elle vient de déposer, avec la Ligue des droits et libertés, devant la Commission parlementaire chargée de se pencher sur le problème des poursuites-bâillons.
«Trente-six des trente-sept groupes qui se sont exprimés devant la Commission ont réclamé des changements législatifs pour mettre fin aux poursuites-bâillons, souligne la juriste. Seul le Barreau estime qu’il n’y a pas suffisamment de cas pour justifier des changements. Selon le Barreau, on ne peut pas enlever aux compagnies le droit de se défendre.»
Renverser le fardeau de la preuve
Mais il ne s’agit pas de nier aux compagnies le droit de défendre leur réputation, affirme la professeure. Dans son mémoire, Lucie Lemonde réclame qu’on s’entende sur une définition de la poursuite-bâillon – «une poursuite intentée parce qu’une personne ou un groupe a exercé son droit de participer au débat public» – et, surtout, qu’on renverse le fardeau de la preuve. «Ce serait à la compagnie de prouver qu’il y a matière à poursuite, explique la professeure. Cela prendrait la forme d’une requête en irrecevabilité à laquelle le juge devrait répondre dans un délai de 30 jours.»
Comme le but poursuivi par les organisations qui intentent des poursuites- bâillons n’est pas de gagner leur cause (généralement perdue d’avance), mais de faire durer les procédures afin de «faire peur et faire taire», on se trouverait ainsi à leur couper l’herbe sous le pied. Il faudrait également, selon la juriste, constituer un fonds d’aide pour les victimes des SLAPP afin qu’elles puissent se défendre devant la cour.
Selon Lucie Lemonde, 26 États ont adopté des lois anti-SLAPP et le nombre de poursuites-bâillons a baissé aux États-Unis. Le ministre québécois de la justice, Jacques Dupuis, a promis que des mesures législatives seront annoncées d’ici la fin de la session. La professeure estime qu’une loi serait préférable à un simple amendement au Code de procédures afin d’envoyer un message clair à la population sur le droit de participer au débat public. «Le Québec serait la première province à adopter une législation pour mettre fin aux poursuites-bâillons, préciset- elle. Il y a donc beaucoup d’intérêt de la part des autres provinces pour ce qui se passe ici.»
Recriminaliser l’avortement?
Entre temps, Lucie Lemonde se dévoue pour une autre cause : empêcher l’adoption définitive du projet de loi C-484, qui vise à amender le Code criminel pour créer une nouvelle infraction consistant à blesser ou causer la mort d’un foetus. Sous prétexte de protéger les femmes enceintes et de lutter contre la criminalité, ce projet de loi a pour but de réintroduire la criminalisation de l’avortement par la porte d’en arrière. «Je n’aurais jamais cru que j’aurais à ressortir mes pancartes pour protéger le droit à l’avortement», commente la militante.