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Le bonheur sous la loupe des experts

Par Marie-Claude Bourdon

19 août 2008 à 0 h 08

Mis à jour le 28 août 2018 à 10 h 08

«Le bonheur est dans l’action!» lance Josiane Boulad-Ayoub. Occupée à mille projets, cette travailleuse infatigable est professeure au Département de philosophie, mais elle est aussi titulaire d’une Chaire UNESCO, en plus de diriger un projet visant à créer la première Encyclopédie virtuelle des révolutions, qui sera disponible sur Internet. Je ne lui ai pas posé la question, mais Josiane Boulad-Ayoub a l’air d’une femme heureuse. Oh! elle connaît les petites misères qui viennent avec l’âge. Posant le regard sur un texte écrit à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française, Le bonheur pour le plus grand nombre…, elle regrette de ne plus avoir, dit-elle, tout à fait la même acuité qu’auparavant. Mais elle continue de s’investir totalement dans les projets qui lui tiennent à coeur. L’automne dernier, elle donnait pour une énième fois le cours sur Descartes aux étudiants du bac en philo. Une joie. «Je l’aime!» soupire-t-elle avec le sourire d’une amoureuse.

Qu’est-ce que le bonheur? La question est à la mode. Au cours de la dernière année, le Courrier international, la revue Sciences Humaines en France et La Voie du Succès ici en ont fait leur une. L’été dernier, l’événement 100 jours de bonheur a réuni des poètes, des photographes, des cinéastes et des musiciens autour du thème du bonheur. Des émissions de radio l’ont décortiqué, une série documentaire diffusée à RDI y a été consacrée, sans compter un sondage, de nombreux articles et expositions. Du bonheur, on veut tout savoir. Mais cette intense préoccupation, pour ne pas dire cette obsession, fait-elle de nous des êtres plus heureux?

Une vision hédoniste

La plupart des psychologues ne sont pas à l’aise avec la notion de bonheur, qui relève davantage, selon eux, de la philosophie. Mais cela ne les empêche pas de réfléchir à ce qui procure un sentiment de bien-être. «Toute notre société de consommation est basée sur une vision à la fois cartésienne et hédoniste du bonheur, selon laquelle le comportement humain serait orienté en fonction de la quête de plaisirs et de l’évitement de la souffrance», explique Marc Blais, professeur au Département de psychologie et directeur de recherche au CIRANO, le Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations. Or, si un bon repas ou une nouvelle paire de chaussures peuvent indéniablement procurer du plaisir, nul besoin d’être un fin psychologue pour savoir que consommer ne fait pas le bonheur. «Les personnes qui en veulent toujours plus et qui mettent beaucoup d’emphase sur la quête de biens matériels, de statut, de pouvoir ou de beauté souffrent souvent de problèmes d’adaptation», souligne Marc Blais.

La notion d’adaptation est centrale dans la compréhension que les psychologues ont du bonheur. «Le bien-être est un état positif dans lequel une personne perçoit que ses besoins sont satisfaits, précise Sylvie Jutras, une collègue du Département de psychologie. Cette définition suppose que les besoins varient d’une personne à l’autre et qu’ils évoluent avec le temps, mais elle repose sur l’idée que c’est l’adaptation réussie de l’être humain à son environnement qui est source de bien-être.»

La chercheuse mène actuellement un projet de recherche sur la perception du bien-être chez des blessés de la colonne vertébrale. «La santé est généralement perçue comme un ingrédient important du bonheur, souligne-t-elle, mais il y a des gens qui n’ont pas la santé et qui sont tout à fait bien dans leur peau. Je connais une personne qui a perdu l’usage de ses quatre membres dans un accident et qui dit que l’accident est la meilleure chose qui lui soit arrivée, parce que celui-ci a été une occasion de se centrer sur de nouveaux besoins.»

L’ivresse du sportif

Il est largement démontré que les gens qui font régulièrement de l’exercice sont moins malades, qu’ils vont moins souvent à l’hôpital, qu’ils ont plus d’énergie et moins de problèmes de santé mentale. «Ils sont plus heureux», affirme Pierre-Nicolas Lemyre, professeur à l’Université norvégienne des sciences du sport et professeur associé à l’UQAM. Et, selon lui, ce n’est pas seulement à cause des endorphines libérées lors de l’entraînement. «Les gens capables de se fixer des objectifs et de les atteindre ont constamment du feedback positif, dit-il. C’est vrai pour les sportifs, mais c’est aussi vrai dans la vie de tous les jours. Quand on s’est donné un objectif élevé et qu’on a travaillé très fort pour l’atteindre, on est fier de soi, on est heureux. On le voit chez les enfants. Quand ils réussissent à faire quelque chose pour la première fois, ils s’illuminent littéralement.»

Même l’ivresse du sportif ne vient pas sans un effort du corps que le non-sportif trouve pénible. «Cette réaction hormonale à l’effort physique est plus forte chez certaines personnes que chez d’autres, mais elle est très réelle et contribue au bien-être», note le spécialiste de la psychologie du sport.

Marc Blais, qui s’intéresse à la motivation et aux facteurs de mobilisation en milieu de travail, croit que le bonheur réside précisément dans une quête visant le dépassement de soi. «Selon des études sur la motivation humaine et le bien-être conduites par des équipes de recherche à travers le monde, l’être humain a trois besoins qu’on peut dire universels : le besoin d’attachement, le besoin d’autonomie et le besoin de se sentir compétent.» Le besoin d’attachement, explique-t-il, c’est tout ce qui concerne donner, recevoir, aimer, former des liens, sentir qu’on apporte quelque chose aux autres. Le besoin d’autonomie, «qui ne doit pas être confondu avec un besoin d’indépendance», est aussi un besoin d’authenticité : il s’agit d’avoir la capacité et la liberté de faire des choix, que ce soit en matière de carrière ou de relation amoureuse. Le besoin de sentir qu’on est compétent est celui qui nous pousse à relever des défis, souvent dans une perspective sociale ou relationnelle. «En fait, ces trois besoins sont reliés, poursuit le psychologue. Les gens qui se consacrent à un objectif important pour eux et qui travaillent avec d’autres pour l’atteindre se sentent très connectés. En général, ce sont des personnes heureuses et leur bonheur est contagieux.»

Suspecte souffrance

Dans notre société où la consommation d’antidépresseurs et autres psychotropes ne cesse d’augmenter, on ne supporte plus la moindre souffrance morale, note Marcelo Otero, professeur au Département de sociologie et membre du Groupe d’étude sur le médicament comme objet social. «Avant, on considérait que la souffrance permettait de grandir, de mûrir, de devenir plus sage, dit le sociologue. Maintenant qu’un certain nombre de psychotropes permettent de régler le problème sans trop d’effets secondaires, on se demande pourquoi on devrait souffrir. La souffrance est devenue inutile, voire suspecte.»

Et pourtant. Les «pilules du bonheur» n’ont jamais été aussi efficaces, on n’en a jamais prescrit autant et, malgré tout, les gens sont de plus en plus malheureux. Toutes les statistiques montrent que nous sommes de plus en plus nombreux à souffrir de dépression ou d’autres troubles mentaux. Paradoxe? «Pour comprendre la surconsommation de psychotropes, il faut la replacer dans le contexte d’une société obsédée par la performance, la santé parfaite et la prévention, répond Marcelo Otero. Tout ce qui ne correspond pas aux nouvelles normes est considéré comme pathologique.» Selon le sociologue, la place des psychologues dans notre société individualiste n’est pas étrangère à ce phénomène. «On transforme tout ce qui est social en problème individuel de santé mentale», dit-il. C’est ainsi que la souffrance liée à la pauvreté, à l’isolement ou à un travail peu valorisant devient une dépression, un trouble de l’anxiété ou un burnout.

La pression sociale à la performance est forte et ne concerne pas seulement la réussite professionnelle ou financière : aujourd’hui, on se doit aussi de s’épanouir dans sa vie personnelle. Selon Marc Blais, c’est le vide créé par l’évacuation de la religion qui explique la multiplication des groupes de croissance personnelle, des articles et des livres offrant des recettes pour être heureux. «Cette préoccupation traduit une quête de sens, dit-il. Autrefois, les religions apportaient des réponses très claires à ce genre de question. Aujourd’hui, on cherche des réponses.»

Il y a un peu plus de 200 ans, c’est justement parce qu’ils venaient de chasser Dieu de leurs explications du monde que les philosophes se sont tournés vers la notion de bonheur. «Le bonheur, affirme Josiane Boulad-Ayoub, est une idée centrale du siècle des Lumières. La laïcisation amorcée à l’époque et la montée de l’individualisme font en sorte qu’on revalorise le plaisir et la sensibilité. En philosophie, c’est l’époque du sensualisme. On considère que le bonheur, c’est pour ici, sur cette terre. D’où l’idée politique du plus grand bonheur pour tous, qui est le moteur de la Révolution française.»

Le 18e siècle abonde en traités sur le bonheur et la fameuse Encyclopédie de Diderot et D’Alembert y consacre un article important : «Tous les hommes se réunissent dans le désir d’être heureux. La nature nous a fait une loi de notre propre bonheur», y lit-on. L’idée, non seulement que l’homme est fait pour être heureux, mais que le but de la société est le bonheur commun se retrouve partout dans l’Encyclopédie. Ainsi, dans l’«Éloge de Montesquieu» qui ouvre le tome 5, Maupertuis écrit que le meilleur des gouvernements est bien celui dont les lois permettent «de procurer la plus grande somme de bonheur possible.»

«C’est parce qu’on est convaincu du droit de l’homme au bonheur, d’ailleurs inscrit dans la Déclaration d’Indépendance des États-Unis, en 1776, et dans la Constitution française de 1793, que la liberté et l’égalité seront déclarées droits imprescriptibles de l’homme et lois fondamentales de la démocratie et du citoyen», explique Josiane Boulad-Ayoub. Mais il ne faut pas oublier, précise-t-elle, que le bonheur, «un aiguillon puissant de progrès», n’est pas un état : c’est une conquête toujours inachevée…