Le politologue Jacques Lévesque pense que non, du moins, pas encore. Et ce, malgré les signes que l’on peut déceler indiquant une emprise inquiétante de l’autoritarisme. L’assassinat de la journaliste très critique du pouvoir, Anna Politovskaïa; la répression musclée des mouvements d’opposition; les «bavures» du processus électoral; l’élection récente au parlement russe d’Andrei Lugovoï, l’assassin présumé de l’ex-espion russe empoisonné en Angleterre au polonium 210; la montée des «jeunesses nationalistes» pro-Poutine, que certains voient déjà comme des émules des jeunesses hitlériennes par les valeurs qu’elles défendent et les codes de conduite qu’elles se donnent, sont parmi les signes les plus troublants.
Connaissant d’où vient la Russie – «qui n’a jamais été une démocratie» – on aurait pu s’attendre, en fait, à bien pire, réplique Jacques Lévesque. Dans un ouvrage qui vient de paraître, Jacques Lévesque, Le retour de la Russie (Éditions Varia, 2007), qui est un long entretien mené par J.-F. Légaré-Tremblay, chercheur associé à la Chaire Raoul-Dandurand, le politologue raconte avec la clarté qu’on lui connaît la tradition russe en ce qui regarde l’exercice du pouvoir et le contexte géopolitique dont a hérité Poutine.
«Si on regarde les dix années précédant l’accession de Vladimir Poutine au pouvoir, les mêmes ingrédients étaient présents en Russie qui ont fait le lit du nazisme en Allemagne : effondrement colossal de l’économie (le PIB a chuté de 50 %), perte de puissance, humiliation, discrédit, pauvreté. En Russie, le mot démocrate est devenu aujourd’hui un terme péjoratif parce que ceux qui devaient rebâtir le pays et assurer la prospérité à la chute du soviétisme – Eltsine et ses amis occidentaux – n’ont pas livré la marchandise.»
Avec Poutine, en revanche, le pays connaît un essor économique remarquable dû en grande partie au prix élevé des hydrocarbures – gaz naturel et pétrole – que la Russie vend à toute l’Europe à titre de fournisseur quasi exclusif, ainsi qu’à plusieurs voisins asiatiques. Mais «le retour de la Russie» c’est, en plus d’une prospérité certaine, quelques succès sur le plan de la diplomatie internationale et une fierté renouvelée qui s’accompagne toujours en Russie d’un nationalisme vigoureux.
On connaît toutefois les excès que peut engendrer l’utilisation de la carte nationaliste dans n’importe quel jeu politique et c’est le bémol que M. Lévesque introduit dans son analyse. «Il ne faudrait pas que ça aille plus loin!» Le politologue s’inscrit en faux contre ceux de ses confrères qui qualifient déjà la Russie de régime néofasciste. «À mon avis, c’est nettement abusif.»
Parti unique
Il est clair que la Russie est un État à «parti unique», affirme M.Lévesque. Aucun député véritablement «indépendant» n’a réussi à décrocher un siège à la Douma (le parlement russe) aux élections de décembre. Les communistes (11,6 % du vote) ont pour ainsi dire été «neutralisés» par Poutine, qui a repris leurs slogans et l’hymne national soviétique, estime Jacques Lévesque, les Libéraux ultranationalistes ont obtenu 8,2 % du vote et Juste Russie, un faux parti d’opposition parce qu’il appuie Poutine, a réussi à franchir de justesse la barre réglementaire du 7 % des votes pour entrer à la Douma. Le parti Russie Unie du président occupe désormais 315 des 450 sièges du parlement russe.
Le contrôle de la télévision (mais pas de la radio ou de certains médias écrits) par Poutine empêche toute opposition véritable de prendre le pouvoir. Celle-ci est tolérée à l’intérieur de limites très étroites, précise M. Lévesque. L’arrestation de Garry Kasparov l’été dernier et à nouveau en novembre pendant la campagne électorale a été justifiée par le fait qu’il n’avait pas respecté les règlements relatifs aux manifestations.
Ces restrictions aux libertés fondamentales sont très mal vues des Occidentaux, de préciser le politologue, mais sont une nette amélioration par rapport à ce qui existait du temps du régime communiste. Il faut toujours se rappeler d’où vient la Russie, ajoute M. Lévesque.
De même, on peut considérer que l’état de droit peine à s’installer dans ce pays où l’absence de séparation entre les pouvoirs est notoire. La justice est très sélective en Russie, de faire remarquer M. Lévesque. Certains oligarques qui ont «volé» le bien public lors des privatisations massives des années 90 ou prétendu au pouvoir par la suite sont derrière les barreaux, alors que d’autres au profil plus bas ne le sont pas. Mais, là encore, fait-il remarquer, Poutine a introduit des tribunaux avec jury, a réduit considérablement la fuite des capitaux dans des abris fiscaux étrangers qui était massive avant son arrivée au pouvoir et exige le paiement des impôts, particulièrement celui des compagnies. Toutes choses qui n’existaient pas avant!
La loi et l’ordre
Vladimir Poutine est populaire en Russie parce qu’il a rétabli l’ordre et stabilisé l’économie nationale, qui est revenue au niveau de ce qu’elle était lors de la chute de l’URSS. Le magazine américain Time vient de le désigner «personnalité de l’année», étant l’homme d’État ayant eu le plus fort impact sur les événements en 2007. Le rédacteur en chef du Time a précisé à l’agence Reuters que ce n’était pas «un type bien» mais qu’il avait fait des choses extraordinaires!
«On est loin toutefois de la superpuissance soviétique. À titre de comparaison, le budget de la défense américaine est plus de 25 fois celui du budget russe, aux dernières statistiques comparables, soit pour 2006. Pour nous faire un peu tourner la tête, ajoute M. Lévesque, il faut savoir que le budget de la défense des É.-U. est plus élevé que ceux combinés de la Russie, de la Chine, de l’Allemagne, de l’Angleterre, de la France, de l’Italie et de tous les autres pays de l’OTAN réunis.»
L’erreur serait d’isoler la Russie plutôt que de tirer parti de son influence, certaine en ce qui regarde la Chine, l’Europe et le Moyen-Orient. La Russie a, par exemple, joué un rôle important pour calmer le jeu entre l’Iran et les États-Unis et éloigner la menace militaire américaine. À cause des minorités musulmanes importantes vivant au sein de la fédération russe et sur tout son pourtour, la Russie a souvent cherché à ne pas s’aliéner le monde arabo-musulman. Le cas tragique de la Tchétchénie ou de l’Afghanistan, évidemment, est tout autre. Signalons que les Tchétchènes, avec leur nouveau président pro-Poutine, Ramzan Kadyrov, auraient voté à 99,36 % en faveur du parti Russie Unie aux législatives et que le taux de participation a été de 99,5 %, selon le Courrier International (4 déc. 2007), des résultats dignes de l’époque soviétique!
Selon M. Lévesque, on est loin d’une domination mondiale par la Russie. Qu’elle mette un frein à certaines entreprises militaires américaines au Moyen-Orient en faisant contrepoids n’est pas nécessairement mauvais. C’est l’évolution de sa politique intérieure qu’il faudra surveiller et qui est plus inquiétante, conclut-il.
Pour reprendre les mots du rédacteur en chef du Time, Richard Stengel, Poutine est «un nouveau tsar de Russie et il est dangereux en ceci qu’il ne se préoccupe pas des libertés civiques; il est indifférent a la liberté d’expression; il a le souci de la stabilité. Mais la stabilité, c’est ce dont la Russie avait besoin, c’est pour cela que les Russes l’adorent.» (Le Devoir, Reuters, 20 déc. 2007).