C’est en pédalant sur la piste du parc Lafontaine à l’heure de pointe matinale que l’idée de cet article m’est venue. À cette heure-là, la lumière qui se reflète sur l’étang est magnifique et le spectacle de toutes ces personnes en tenues de ville qui descendent travailler à vélo a quelque chose de réjouissant. Le calme et la beauté des lieux rendent utopiste. Pourquoi ne pas rêver? On imagine une métropole sans le bruit et les émanations toxiques de ses milliers d’automobiles, avec des pistes cyclables (certaines couvertes pour l’hiver!) et des lignes de tramway partout, assurant avec fluidité le transport des personnes. On serait trop heureux d’abandonner sa voiture (et les problèmes de stationnement, et les bouchons, et les factures d’essence) pour se convertir au transport en commun si cela n’exigeait pas de prendre trois fois plus de temps pour joindre boulot et dodo.
Quelle serait la ville idéale? Tous les passionnés de la chose urbaine à qui j’ai posé la question ont répondu la même chose : il faut transformer notre civilisation centrée sur l’automobile. Éliminer les voitures du centre-ville ou, à tout le moins, réduire leur utilisation au minimum. «Il faut remettre l’être humain au centre de la ville», affirme Cynthia Philippe (M.Sc. environnement, 01), conseillère en développement durable au vice-rectorat aux Ressources humaines de l’UQAM et instigatrice du projet Vélogik, qui offre un service de réparation de vélos aux travailleurs du centre-ville tout en aidant des jeunes du quartier à se réinsérer socialement.
Des quartiers à échelle humaine
«La ville idéale doit offrir au plus grand nombre de gens possible la possibilité d’habiter dans un quartier à échelle humaine, où l’on retrouve des commerces, des services de proximité, des emplois si possible, et qui est irrigué par des moyens de transport autres que l’automobile», renchérit Florence Junca-Adenot, professeure au Département d’études urbaines et touristiques et ex-présidente de l’Agence métropolitaine de transport.
«Les quartiers comme Outremont, le Plateau Mont-Royal ou Saint-Jean-Baptiste à Québec, où les gens font leurs courses à pied, où ils peuvent prendre un café au coin de la rue et se rendre au travail à vélo sont ceux où la valeur des propriétés augmente le plus», note Alexandre Turgeon (B.Sc. urbanisme, 93), président de l’organisme Vivre en ville, un regroupement qui milite pour un aménagement urbain, rural et villageois viable. «Si leur valeur augmente, c’est parce qu’il n’y en a pas assez.»
Berceaux des civilisations, les villes sont apparues pour des raisons précises, rappelle Florence Junca-Adenot. «Les villes et les villages naissent du besoin de se regrouper pour partager des services communs dans des rayons où l’on est aisément capable de se déplacer pour se rencontrer et communiquer. Les raisons d’être de la cité n’ont pas changé, mais la motorisation a transformé
la configuration des agglomérations», observe la professeure. Résultat : l’éclatement des villes, la prolifération des banlieues et la multiplication de l’«homo automobilis».
Dans les pays industrialisés, 80 % de la population habite dans les zones urbaines. Dans 15 ans, on estime que 60 % de la population mondiale vivra en ville. Les problèmes liés à l’accroissement des métropoles et à l’étalement urbain sont énormes : grignotement des terres agricoles environnantes, gaz à effet de serre, smog, congestion routière. Biologiste de formation, Normand Brunet (Ph.D. sciences de l’environnement, 94) s’intéressait à la conservation des terres humides avant de se passionner pour le sort des villes. «La ville aussi est un écosystème, dit le professeur associé à l’Institut des sciences de l’environnement de l’UQAM. C’est pourquoi les problèmes liés à la ville nécessitent une approche intégrée, permettant de faire des liens entre l’environnement et la société. Quand on planifie les transports, il faut qu’on s’intéresse en même temps aux impacts sur le climat et sur la santé des gens.»
Écologie urbaine
En plus de ses recherches, Normand Brunet participe à de nombreuses initiatives populaires de développement urbain durable. Il collabore au Centre d’écologie urbaine du quartier Milton-Parc, un organisme de quartier qui amène les citoyens à s’impliquer dans les changements à apporter à leur milieu de vie. L’été dernier, il a contribué à l’«OPA» (opération populaire d’aménagement) de Pointe-Saint-Charles, un événement qui a réuni les résidents dusecteur pour discuter des projets qu’ils aimeraient voir se développer sur un immense terrain laissé vacant par le CN et vendu à un promoteur privé.
Cet événement se voulait une réponse aux accusations d’«immobilisme» lancées contre les organismes populaires après le rejet du projet de Casino au bassin Peel, observe Anne Latendresse, professeure au Département de géographie. «Les citoyens et les organismes de la société civile ne sont pas contre le développement, dit-elle, mais ils veulent avoir leur mot à dire dans le choix des stratégies de développement.» Ainsi, les citoyens ont aujourd’hui à l’oeil le promoteur Devimco, qui rêve d’un mégaprojet pour «redévelopper» Griffintown, l’ancien quartier irlandais.
Le 4e Sommet citoyen de Montréal, organisé par Anne Latendresse en collaboration avec le Service aux collectivités de l’UQAM, s’est tenu l’été dernier à l’UQAM sur le thème du «droit à la ville». Pendant trois jours, plus de 500 personnes ont débattu des grands enjeux liés à l’avenir des métropoles. Quelle place est accordée aux résidants en matière de développement économique et
de planification urbaine? Comment faire converger le développement économique et la qualité de l’environnement? Quelles sont les expériences novatrices en matière de revitalisation des métropoles? Trop souvent, «le développement urbain est laissé aux promoteurs», déplore Alexandre Turgeon. Selon lui, les villes doivent exercer davantage de leadership sur le plan de l’aménagement urbain et repenser leur mode de développement. «En général, le problème commence avec le zonage, dit l’urbaniste. Les villes font des zones résidentielles d’un côté et des zones commerciales de l’autre, ce qui va tout à fait à l’encontre de la mixité recherchée.»
«Pour retrouver dans les villes une qualité qui fasse qu’on aime y vivre, y travailler ou y séjourner, il faut favoriser la densité urbaine, encourager le transport actif — la marche, le vélo — et éviter de constituer des ghettos», confirme Florence Junca-Adenot. Les gated communities, ces nouveaux ghettos de riches qui sont apparus en Amérique du Nord, sont le contraire de ce qui fait le dynamisme et la vitalité des villes, c’est-à-dire la mixité, que celle-ci soit sociale, générationnelle, culturelle ou fonctionnelle.
Mais à quoi sert de revitaliser la ville si tout le monde fuit vers la banlieue, là où la mixité est nulle où il faut prendre sa voiture pour aller acheter un litre de lait?
«Il n’y a pas un type de développement idéal pour les quartiers centraux et un autre pour les banlieues, répond Alexandre Turgeon. En fait, c’est surtout aux banlieues qu’appartient le défi de se développer selon les principes des collectivités viables.»
Densification du tissu urbain
À Sainte-Thérèse, dans la couronne nord de Montréal, on a bâti sur un terrain à l’abandon situé en plein coeur de la ville, tout près de la gare, un quartier multifonctionnel avec des garderies, des petits commerces, des parcs, des pistes cyclables, indique Florence Junca-Adenot. «Ce modèle de développement axé sur la densification du tissu urbain autour des pôles créés le long des axes de transport en commun va se répandre par taches», croit la professeure. «Hochelaga-Maisonneuve et le Plateau Mont-Royal sont d’anciennes banlieues qui se sont développées grâce aux lignes de tramway et qui ont progressivement été intégrées à la ville», rappelle Alexandre Turgeon.
Les deux urbanistes saluent le Plan de transport proposé au printemps dernier par le maire de Montréal, Gérald Tremblay. «Si ce plan est mis en oeuvre, Montréal sera un modèle dans 30 ans, dit Alexandre Turgeon. L’ensemble du territoire métropolitain sera redynamisé.» Selon Florence Junca-Adenot, de nombreux éléments de ce plan sont aisément réalisables, mais ils nécessitent
l’intervention de plusieurs niveaux de gouvernement. La volonté politique sera-t-elle au rendez-vous?
Pour Normand Brunet et Anne Latendresse, ville écologique va de pair avec ville démocratique. Tous deux croient que c’est l’implication des citoyens, non seulement dans les processus de consultation, mais dans les processus de décision, qui fera vraiment changer les choses. Ainsi, ils souhaiteraient que l’on s’inspire davantage d’initiatives comme le budget participatif de la ville de Porto Alegre, au Brésil, une idée reprise ici par l’arrondissement du Plateau Mont-Royal. Cette année, 30 % des fonds du Programme triennal d’investissement de l’arrondissement, soit 1,5 million de dollars, ont été attribués selon le mode du budget participatif. Tous les citoyens sont appelés à participer à des séances de discussion pour choisir entre les divers projets proposés, que ce soit pour le verdissement d’une ruelle, le réaménagement d’un parc ou l’apaisement de la circulation. Pour Anne Latendresse, ce mode de démocratie participative est une façon de répondre à la crise démocratique qui frappe le milieu municipal. «Aux dernières élections municipales, seulement 35 % des gens ont voté à Montréal», rappelle la professeure.
«Sans les gens qui l’habitent, que serait la ville?» s’interroge Philippe Lamarre (B.A. design, 99), directeur de la très éclectique revue Urbania et concepteur de la série Urbania, Montréal en 12 lieux diffusée cette année à TV5. La série revisite une douzaine de lieux emblématiques de Montréal, dont la station Berri-UQAM, la «Plage», une terrasse de la Place Ville-Marie où les courriers à vélo se retrouvent le midi, et le marché aux puces Saint-Michel, lieu de rencontre pour collectionneurs en tout genre. «On a cherché des lieux vrais, fréquentés par les gens», explique le jeune designer/producteur.
Architecture durable
Benny Farm ne fait pas partie des lieux visités par Urbania, mais cet ensemble résidentiel situé dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce a beaucoup fait parler de lui au cours des dernières années. Construit dans l’après-guerre pour loger les vétérans, il a failli être démoli au cours des années 90. Professeur invité à l’École de design, Mark Poddobiuk est l’un des trois architectes qui ont contribué, avec les organismes du quartier, à sauver Benny Farm et à en faire un modèle d’architecture durable qui a remporté de nombreux prix internationaux, dont le prestigieux prix Bronze du Global Holcim Award for Sustainable Construction, en avril 2006.
Le projet Benny Farm repose sur le concept d’énergie verte à tous les niveaux. Il inclut des puits géothermiques, des sources d’énergie solaire, des récupérateurs de chaleur, d’air et d’eau. Des trésors d’ingéniosité ont été déployés pour rendre les habitations à la fois efficaces d’un point de vue énergétique, confortables et abordables pour les jeunes qui veulent élever leur famille en ville. «La plupart des architectes aiment construire des maisons pour les riches, dit Mark Poddobiuk. Moi, je trouve important qu’on s’intéresse aussi aux endroits où vivent les gens ordinaires.»
Selon un article du journal Les Affaires, le développement durable dans l’architecture, la rénovation et la construction représente un gigantesque potentiel. Alexandre Turgeon soutient que «50 % des immeubles dans lesquels nous allons vivre ou travailler en 2030 n’existent pas encore.» Lié entre autres à l’apparition de la certification LEED (Leadership in Energy and Environmental
Design), le bâtiment vert constituera bientôt un véritable marché. À Montréal, le pavillon des Sciences biologiques de l’UQAM est l’un des seuls édifices à avoir
obtenu la prestigieuse certification, grâce entre autres à sa performance énergétique et à son système de récupération des eaux de pluie. «C’est une très belle réalisation, dit Cynthia Philippe. La lumière qui inonde le pavillon, l’air qu’on y respire, le jardin avec ses plantes indigènes en font un milieu de travail très agréable.
La ville, cet écosystème en perpétuelle transformation, peut devenir plus habitable. De Vancouver à Portland, en passant par Stockholm et Montréal, les mêmes solutions s’imposent : diminution de la dépendance à l’automobile, densification du tissu urbain, mixité et architecture durable. «Sans oublier que tout ce qui est beau – les parcs, les toits verts, l’art urbain – ajoute quelque chose à la qualité de la vie en ville», souligne Florence Junca-Adenot.