«Je ne pense pas qu’un des pays les plus riches du monde puisse se permettre de perdre ses forêts naturelles», dit Yves Bergeron, lauréat du prix Marie-Victorin, le prestigieux Prix du Québec remis aux scientifiques dont les travaux ne relèvent pas du domaine biomédical. Professeur au Département des sciences biologiques et titulaire de la Chaire industrielle CRSNG UQAT-UQAM sur l’aménagement forestier durable, Yves Bergeron a consacré sa carrière à l’étude de la forêt. Malgré les crises à répétition dans l’industrie, il reste convaincu qu’il est possible de concilier exploitation forestière et protection de l’environnement. Mais pour cela, il est temps d’agir.
«La commission Coulombe nous avait promis une révolution dans l’aménagement forestier qui se fait toujours attendre», souligne le professeur. Selon lui, il n’est pas normal que les exigences liées aux certifications écologiques que les compagnies forestières cherchent à acquérir soient plus élevées que les exigences gouvernementales. «La pression du marché, c’est très bien, dit-il, mais ça ne remplace pas le leadership qui doit être exercé au niveau gouvernemental.»
Yves Bergeron insiste pour dire que le prix qui vient de lui être remis est en fait une reconnaissance du travail accompli par le Groupe de recherche en écologie forestière, dont il a été l’un des membres fondateurs à l’UQAM dans les années 80 et qui est devenu un groupe interuniversitaire connu sous le nom de Centre d’étude de la forêt. Rassemblant des dizaines de chercheurs partout au Québec et ailleurs dans le monde, incluant une centaine d’étudiants au doctorat et plus de 150 à la maîtrise, il constitue l’un des groupes de recherche les plus importants du monde en écologie forestière. «Au cours des dernières années, on a développé les connaissances de base et surtout les ressources humaines nécessaires à une saine gestion des forêts, dit Yves Bergeron. Il est temps qu’on utilise ces ressources et que l’on se lance véritablement dans la voie de l’aménagement écosystémique.»
Feux vs coupes forestières
L’aménagement écosystémique consiste à planifier les coupes de façon à reproduire les conditions naturelles de régénération du boisé. C’est ce que fait Yves Bergeron dans son laboratoire personnel, la Forêt d’enseignement et de recherche du Lac Duparquet, en Abitibi, un domaine qui s’étend sur 8045 hectares de terres publiques dont la gestion a été confiée aux deux universités partenaires de la Chaire, l’UQAM et l’UQAT.
Spécialiste de la dynamique des écosystèmes forestiers, principalement ceux de la forêt boréale, le professeur s’intéresse tout particulièrement à l’effet des incendies sur les peuplements forestiers. Ses études ont montré que dans les conditions naturelles, les feux détruisent les arbres à un rythme beaucoup moins rapide que celui où on les coupe aujourd’hui et permettent une plus grande diversité au niveau de l’âge des forêts. «Au Québec, on a même des forêts d’épinettes noires qui ont 1000 ans!», dit-il.
Réchauffement dans la forêt boréale
Après avoir étudié les changements climatiques passés et les perturbations causées par les feux, Yves Bergeron s’intéresse aujourd’hui aux effets potentiels du réchauffement climatique sur la croissance de la forêt boréale. «Dans tout le centre du continent à partir de l’ouest de l’Ontario, on s’attend à ce que le climat soit plus chaud et également plus sec, ce qui se traduira normalement par une augmentation des incendies», explique-t-il. Dans l’est du Canada, et notamment au Québec, l’incertitude est plus grande. «Les modèles climatiques, excellents pour prédire les variations de température, sont moins précis en ce qui concerne les précipitations, dit-il. Si le temps est plus chaud et que l’humidité est suffisante, cela pourrait accélérer la croissance. Évidemment, il y a un risque que des insectes ou des maladies fongiques profitent également de l’augmentation des températures. Mais il faut admettre que l’impact du réchauffement sur la forêt boréale ne sera pas forcément négatif.»
Avec l’augmentation de la température, il n’est pas impossible qu’on décide un jour de reboiser des forêts de conifères avec des plants de feuillus importés du sud, note Yves Bergeron. «L’aménagement forestier nous permet d’envisager de telles interventions.» Mais en attendant, le professeur plaide pour la préservation de notre patrimoine forestier naturel. «Si on ne change pas tout de suite nos façons de faire, dit-il, on risque d’avoir à faire de la restauration, comme en Suède ou en Finlande. Nous avons la chance d’avoir encore des forêts naturelles qu’il est possible d’exploiter de façon durable. Organisons-nous pour les sauvegarder.»