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Sortir du bois

Par Dominique Forget

18 juin 2007 à 0 h 06

Mis à jour le 28 août 2018 à 10 h 08

La recette est éprouvée. Pour diminuer ses dépenses et engranger plus de profits, une industrie n’a qu’à augmenter son volume de production. Au Québec, le milieu forestier applique la formule à la lettre, depuis des décennies. On coupe le plus d’arbres possible. On les achemine vers des usines qui tournent à toute vitesse, où le bois subit un minimum de transformations. On obtient des planches que l’on exporte aux États-Unis; de la pâte à papier qui sert à imprimer les plus grands quotidiens de la planète. Et ça marche! On génère des milliards de dollars et on assure des milliers d’emplois. Sauf que la forêt est devenue victime de la recette qui a fait son succès. La pérennité de la ressource ligneuse est compromise, selon le constat accablant dressé par la Commission Coulombe dans son rapport déposé en 2004.

Peut-on sauver la forêt québécoise? Les professeurs du Département des sciences biologiques Yves Bergeron et Christian Messier sont déterminés à y contribuer. Titulaire de la Chaire industrielle CRSNG/UQAT/UQAM en aménagement forestier durable, le premier mène des projets exploratoires dans son laboratoire de 80 km2: la Forêt d’enseignement et de recherche du lac Duparquet, située en Abitibi, au nord du 48e parallèle. Directeur du Centre d’étude de la forêt, le second s’active dans une forêt de la Mauricie, sur un territoire exploité par la compagnie Abitibi Consolidated, près de La Tuque. Tous deux expérimentent de nouvelles façons d’aménager et d’exploiter la forêt. Leur but: assurer l’approvisionnement en bois pour l’industrie et maximiser les retombées économiques pour les régions, tout en préservant les habitats fauniques et les vocations récréatives des plus beaux paysages.

Cultiver la forêt

Christian Messier — trois fois primé l’an dernier, notamment par les Réseaux de centres d’excellence du Canada — a choisi d’organiser «sa forêt» en trois sections, selon un schéma d’aménagement qu’il a lui-même baptisé TRIADE. La première section, entre 10 et 20 % du territoire, est réservée à la ligniculture. Autrement dit, à la culture intensive. «En Finlande, où la forêt est aménagée un peu comme un jardin, on tire jusqu’à 5 m3 de bois par hectare par an», souligne le chercheur, qui est également membre fondateur du Réseau Ligniculture Québec. «Au Québec, cela tourne autour de 1,5.»

Sur cette portion du territoire, Christian Messier plante des mélanges de feuillus — mélèzes ou peupliers hybrides — et de résineux, principalement des épinettes. «Le peuplier hybride pousse beaucoup plus vite, fait valoir le chercheur. On peut le couper trois fois avant d’aller chercher l’épinette. En ne récoltant qu’une espèce à la fois, la forêt n’est jamais entièrement rasée.»

La ligniculture n’a pas que des bons côtés. Les forêts cultivées sont non seulement chères à entretenir, elles constituent une menace pour la biodiversité. D’où l’idée de diviser le territoire en sous-zones. «En consacrant seulement 10 à 20 % du territoire forestier à la ligniculture, avance Christian Messier, on pourrait répondre à plus de 50 % de nos besoins en fibre.»

Mimer la nature

La seconde section imposée par la TRIADE, entre 60 et 70 % du territoire, est consacrée à l’aménagement écosystémique. Cette approche vise à reproduire dans les forêts commerciales les cycles de la forêt naturelle, explique Yves Bergeron, expert en la matière. « Nous savons que les parasites ou les feux détruisent la forêt à intervalles à peu près réguliers. Nous étudions ces cycles naturels pour les imiter, dans la mesure du possible.»

Actuellement, on rase la forêt en suivant une période de révolution de 70 à 100 ans. Or, la forêt naturelle brûle plutôt selon des cycles de 150 à 200 ans. En outre, les coupes à blanc se pratiquent généralement en hiver, sur la terre gelée, contrairement aux feux qui surviennent en été. «Lors d’un incendie de forêt, il n’y a pas que les arbres qui brûlent, observe Yves Bergeron. Le sol brûle aussi, ce qui permet aux matières nutritives de remonter à la surface.» Dans la forêt du lac Duparquet, le professeur expérimente une technique de brûlage dirigé qui consiste à mettre le feu aux déchets de coupe qui jonchent le sol une fois les arbres récoltés. Il teste aussi des méthodes de labourage mécanique du sol.

Pour mimer les épidémies, il utilise les coupes sélectives. La machinerie moderne permet de couper les arbres un à un, sans détruire les autres au passage. «Même quand on simule un feu en coupant de grandes superficies, on laisse des îlots d’arbres ici et là pour protéger les habitats, contrairement aux pratiques actuelles de coupes à blanc.»

Protéger les paysages

Troisième section prévue par le modèle TRIADE : les aires protégées. À ce chapitre, le Québec accuse un sérieux retard, commente Daniel Kneeshaw, ingénieur forestier et professeur au Département des sciences biologiques. Dans son rapport, la Commission Coulombe souligne l’urgence de protéger 12 % de la forêt boréale, d’ici à 2010, pour préserver la biodiversité. Le pourcentage actuel d’aires protégées se situe plutôt autour de 3,9 %.

«Dans le passé, des routes ont été construites pour le passage des camions de bois à proximité de quelques-unes des rivières les plus prisées par les canoteurs, déplore Daniel Kneeshaw, un amateur de plein air. Le ministère du Tourisme vante aux Européens les grands espaces boisés du Québec et, pendant ce temps, le ministère des Ressources naturelles tente de mettre la main sur les derniers recoins de forêt encore debout. Un peu de concertation ne ferait pas de tort.»

Miser sur l’innovation

Au-delà de l’aménagement forestier durable, l’industrie québécoise devra sérieusement remettre en question ses modes d’usinage et ses pratiques de mise en marché si elle veut rester dans la course. La clé : mettre au point des produits transformés et innovateurs.

Pour l’impression des journaux, la Chine et le Brésil produisent une pâte d’eucalyptus bien meilleur marché que notre pâte d’épinette noire. Certes, la fibre de l’eucalyptus est moins longue et donc de moins bonne qualité, mais les nouvelles presses s’en accommodent fort bien. Papiers fins, huiles essentielles, molécules utiles pour l’industrie cosmétique… Ce sont les produits à haute valeur ajoutée qui sauveront l’industrie forestière, croient les chercheurs. On pourra les vendre plus cher et financer les projets d’aménagement. Et en réalisant une partie des étapes de transformation de ce côté-ci de la frontière, on pourra couper moins d’arbres tout en préservant les emplois.

«Dans nos écoles d’architecture, on n’apprend pas aux étudiants à utiliser le bois, regrette Christian Messier. Même les bâtiments du ministère des Ressources naturelles sont en béton. Ça tranche nettement avec ce que l’on voit en Europe.» L’industrie du meuble a quand même marqué quelques points, ces dernières années. De petites entreprises se sont lancées dans la fabrication «sur mesure», essentiellement pour des clients américains. Mais on est encore loin du succès d’IKÉA! «Les Suédois nous vendent un concept et, du coup, on achète leurs planches», fait valoir Yves Bergeron.