Quand Éric Lajeunesse se promène en ville, il se fait régulièrement arrêter par de parfaits inconnus qui veulent serrer sa main ou échanger quelques mots. Vedette? Un peu. «J’ai un manteau avec le logo d’Ubisoft brodé dans le dos», explique-t-il fièrement. «Pour les gamers [N.D.L.R.: les amateurs, parfois fanatiques, de jeux vidéos], c’est comme si je travaillais dans l’un des plus grands studios d’Hollywood.»
Avec un chiffre d’affaires de 900 millions de dollars, Ubisoft occupe le quatrième rang mondial de l’industrie du jeu vidéo, hors Japon. Le studio de Montréal, le plus important de la société française, emploie 1 600 concepteurs, illustrateurs, programmeurs, artisans et gestionnaires. De leur imaginaire sont nés des succès commerciaux comme Splinter Cell, Rainbow Six ou Prince of Persia : des séries cultes vendues chacune à plusieurs millions d’exemplaires. Dans son numéro de janvier, le très respecté magazine Game Informer a dit du studio situé dans le Mile End que «tout ce qu’il touche se transforme en or».
«Les productions de Montréal ont carrément redéfini l’univers du jeu vidéo à travers le monde», affirme Éric Lajeunesse (B.A. sciences comptables, 95). Ce gamer né sait de quoi il parle. Aujourd’hui âgé de 33 ans, il a fait ses premières armes au clavier d’un Commodore 64. Une fois son diplôme de comptabilité en poche, il a travaillé pendant cinq ans en finance chez Ubisoft avant de faire le saut du côté de la conception. À titre de producteur associé, son nom figure au générique de succès comme Prince of Persia, King Kong — basé sur le film de Peter Jackson — et Open Season — adapté du film d’animation de la maison Sony Pictures.
Le jeu vidéo a longtemps été perçu comme un genre mineur en comparaison d’autres produits de divertissement issus de l’industrie culturelle. Les choses changent. L’âge moyen des amateurs dépasse maintenant la trentaine.
En janvier dernier, Alexandre Parizeau (M.A. communication/médias interactifs, 00) était invité sur le plateau de Bons Baisers de France pour présenter son dernier-né. À 30 ans, le jeune producteur vedette vient de signer le dernier titre de la série Rainbow Six, tirée des romans de Tom Clancy. «Dans le milieu du jeu vidéo, c’est un peu comme si on venait de lancer le dernier James Bond», compare-t-il.
Émotions garanties
Rainbow Six Vegas invite le joueur à déjouer le complot qu’un mouvement terroriste prépare dans la capitale américaine du vice. Les images, plus vraies que nature, rivalisent avec celles de n’importe quel film d’action. Émotions garanties. Le jeu a d’ailleurs séduit les critiques du monde entier.
Si Montréal a réussi à se tailler une place aussi enviable dans la production de jeux vidéo, c’est en partie grâce au programme de crédits d’impôt offert par le gouvernement québécois pour encourager la création d’emplois dans le secteur du multimédia. Mais c’est surtout grâce au bassin de talents montréalais. Il y a une vingtaine d’années, des compagnies comme Softimage ou Discreet Logic ont mis au point des logiciels d’animation 3D qui ont contribué à former toute une génération de techniciens spécialisés. En parallèle, des boîtes comme Cinar Film ou CinéGroupe ont rallié autour d’eux des équipes d’artistes et de créateurs.
Ubisoft n’est pas la seule entreprise de jeu vidéo à profiter du savoir-faire montréalais. Artificial Art & Movement — une firme 100 % québécoise qu’on appelle plus souvent A2M — recrute aussi son lot de jeunes cracks du multimédia. Son studio se classe au deuxième rang dans la métropole, avec 330 employés, juste devant celui de Electronic Arts, dont le siège social se trouve en Californie.
Surtout spécialisée dans les jeux pour enfants, A2M compte à son actif plusieurs best-sellers, dont la série Kim Possible, tirée de l’émission de Disney, Scooby-Doo, grand classique du dessin animé, ou encore Happy Feet, basé sur le film qui a valu à Warner Brothers un Oscar cette année. Rémi Racine (B.A.A., 89) a fondé la boîte en 1994 avec un premier jeu sur CD-ROM qu’il avait lui-même développé. Aujourd’hui, il voyage régulièrement à Los Angeles pour négocier avec les plus grandes maisons de production. «Au début, j’ai dû défoncer des portes, raconte l’entrepreneur. Aujourd’hui, j’ai mes contacts.»
Une question de flair
Dans le cas de Happy Feet, c’est Warner Brothers qui l’a contacté directement. «J’ai lu le scénario et j’ai tout de suite accroché. En plus, j’ai appris que Robin Williams ferait l’une des voix. J’ai flairé la bonne affaire.» Du flair, il en faut dans l’industrie. Si un jeu est inspiré d’un film, il doit nécessairement sortir en même temps que ce dernier. Il faut donc se lancer dans l’aventure bien avant de savoir s’il s’agira d’un succès ou d’un navet. Rémi Racine a d’ailleurs un agent qui fait du repérage pour lui à l’année, à Los Angeles.
L’entrepreneur — également président d’Alliance numeriQC, l’association des entreprises spécialisées dans le secteur du multimédia interactif — voit grand pour A2M. Au cours des huit dernières années, il a multiplié par dix la taille de son studio. Il a réalisé un chiffre d’affaires de 26 millions de dollars l’an dernier et compte bien dépasser les 30 millions cette année. En plus des adaptations de films d’animation, son équipe se lance maintenant dans des produits entièrement maison: des jeux d’action et d’aventure pour adultes, entre autres.
Que le personnage principal du jeu soit sorti d’Hollywood ou imaginé par le développeur, on procède toujours en suivant sensiblement les mêmes étapes en studio. C’est l’équipe créative qui brise la glace. Elle imagine le scénario du jeu et son environnement visuel, avec décors et personnages à l’appui. «On prépare de longs plans de montage qui montrent comment les événements s’enchaîneront d’un tableau à l’autre», raconte Mathieu Raymond (M.G.P., 05), coordonnateur de projets chez Ubi et membre de l’équipe qui travaille à l’adaptation de la série américaine Lost. «Parfois, le scénario est simple et direct. Mais plus souvent, plusieurs lignes de temps évoluent en parallèle et s’enchevêtrent. C’est ce qui donne au monde virtuel toute sa complexité et c’est ce qui fait l’attrait du jeu pour les gamers plus sérieux.»
Suivent les animateurs dont la tâche consiste à donner vie aux personnages conçus par les créateurs. Pour les aider, on embauche des acteurs qui miment les scènes du jeu. Des détecteurs de mouvements placés sur leurs membres enregistrent chacun de leurs gestes tandis qu’ils exécutent des scènes de course, de combat, d’escalade, etc. Les animateurs récupèrent l’information à l’aide de logiciels dernier cri permettant de transférer les mouvements aux personnages virtuels.
L’équipe de programmation entre alors en scène, pour s’assurer notamment du réalisme des scènes. «Si le joueur tire sur un baril, celui-ci doit tomber en suivant une trajectoire et une vitesse qui simulent la réalité», explique Éric Martel, un programmeur de 26 ans, spécialisé en intelligence artificielle, qui a étudié les mathématiques pendant deux ans à l’UQAM, tout en travaillant pour Ubi. «Certains programmeurs doivent donc avoir recours aux équations de la physique. Nous avons chacun nos spécialités.»
Une fois toutes les composantes intégrées, une équipe de testeurs intraitables est appelée en renfort. Sa mission : repérer tout défaut susceptible de déplaire aux amateurs. En réponse à leurs critiques, on peau- fine le jeu. Reste enfin à adapter la programmation à chacune des consoles sur le marché : Xbox 360, Nintendo Wii, Playstation 3 ou autres.
Le jeu, c’est du travail
Pour un jeu comme Rainbow Six Vegas le studio d’Ubisoft peut généralement compter sur une équipe de 150 personnes, un budget qui frôle les 10 millions de dollars et deux à trois années de travail.
Les producteurs comme Alexandre Parizeau ou Éric Lajeunesse doivent s’assurer du respect des échéanciers et des budgets, mais aussi des critères de qualité élevés associés à la production de jeux. «Les gamers sont hyper exigeants, mentionne Alexandre Parizeau. S’ils détectent la moindre imperfection, ils ne se gênent pas pour la diffuser sur les nombreux blogues et groupes de discussion en ligne. À chaque étape, il faut atteindre la perfection.»
Ainsi, les bureaux d’Ubisoft ont beau se donner des allures d’immenses lofts, parsemés de lounges, équipés de tables de baby-foot et d’écrans télé qui diffusent des dessins animés, les employés ne sont pas payés pour jouer. «Quand j’ai les mains sur les manettes de la console, au travail, c’est toujours pour voir comment je pourrais améliorer le produit, dit Éric Lajeunesse. Je n’ai pas les deux pieds sur la table avec mon verre de lait.» Comme n’importe quel autre gamer, il joue quand il rentre à la maison!