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Le Québec sous le choc des identités

Par Claude Gauvreau

13 décembre 2007 à 0 h 12

Mis à jour le 28 août 2018 à 10 h 08

«La première fois que j’ai entendu parler de la Grande Noirceur, je croyais qu’il s’agissait d’une panne d’électricité et j’ai demandé combien de temps elle avait duré», raconte en riant Agusti Nicolau Coll (M.A. géographie, 97). Né en Catalogne et établi au Québec depuis 1990, où il est maintenant directeur adjoint de l’Institut interculturel de Montréal, Agusti Nicolau Coll aimerait se sentir habité par l’histoire du pays où il a choisi de vivre. «Mais encore faut-il la connaître», dit-il.

Intégration des immigrants, relations interculturelles, identité québécoise, laïcité… autant de sujets qui soulèvent les passions depuis le débat déclenché il y a un an par la question des accommodements raisonnables. Quels rapports établir entre la majorité francophone et les minorités ethnoculturelles et religieuses? Comment concilier le respect des différences et la préservation de valeurs communes? Comment s’ouvrir à l’autre sans se renier soi-même?

Ces questions, sur lesquelles vient de se pencher la Commission présidée par Gérard Bouchard et Charles Taylor, surgissent dans une société de plus en plus confrontée au pluralisme des identités. Sur les 42 000 nouveaux immigrants que le Québec accueille en moyenne chaque année, la majorité provient de l’Afrique et de l’Asie, et non plus de l’Europe, culturellement plus proche de nous. Mais le choc des identités auquel on a assisté depuis quelques mois est également le reflet d’un contexte politique favorable à l’expression des différences.

«Depuis les années 60 et 70, l’espace politique en Occident s’est reconfiguré autour des revendications identitaires», affirme le professeur de sociologie Jacques Beauchemin. Après les luttes menées par les Noirs américains et par le mouvement des femmes pour l’égalité sociale et sexuelle, on a vu, dit-il, se multiplier les groupes exigeant le respect de leur différence : jeunes, homosexuels, membres de minorités ethniques ou religieuses. Or, une société qui se définit uniquement dans la diversité, sans lieu de rassemblement, peut diffi- cilement porter un projet d’avenir. «La reconnaissance élargie des droits de chacun est devenue le seul projet que poursuivent les sociétés multiculturelles comme le Canada et le Québec», déplore Jacques Beauchemin.

Un sentiment d’insécurité

Sa collègue Micheline Labelle, directrice du Centre de recherche sur l’immigration, l’ethnicité et la citoyenneté (CRIEC), n’est pas d’accord. Elle insiste sur le caractère émancipateur des revendications afro-américaines, du mouvement des femmes ou des peuples autochtones, qui reposent sur des valeurs universalistes de justice et d’égalité, et dénonce la montée, depuis une vingtaine d’années, d’une pensée conservatrice qui perçoit les revendications identitaires comme des facteurs de fragmentation sociale et politique. «Plus récemment, souligne la sociologue, les attentats du 11 septembre 2001 ont engendré un discours réducteur sur le choc des civilisations, contribué au durcissement des politiques d’immigration et alimenté un sentiment d’insécurité au sein de la population.»

Mais comment expliquer que les Québécois francophones, en particulier, réagissent si vivement aux accommodements raisonnables? Selon Jacques Beauchemin, cette sensibilité exacerbée est liée à un sentiment de fragilité identitaire propre aux petites nations. «Bien que les Québécois francophones aient appris à s’affirmer depuis 40 ans, ils vivent encore une profonde insécurité, note-t-il. Un Américain ne se demande pas s’il pourra encore, dans 50 ans, parler anglais dans son pays, alors que de nombreux Québécois s’inquiètent pour la survie de la langue française.»

Le fait que les Québécois forment une minorité au Canada et en Amérique du Nord contribue certainement à leur malaise identitaire, admet Micheline Labelle. «C’est le cas également d’autres populations minoritaires, tels les Catalans et les Irlandais qui doivent, eux aussi, intégrer de nouveaux arrivants tout en cherchant à préserver leur identité nationale.»

D’origine égyptienne, la chercheuse Yolande Geadah, membre associée de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) de l’UQAM, vit au Québec depuis 40 ans. Oeuvrant dans le domaine du développement international et des relations interculturelles, elle est l’auteure d’un essai intitulé Accommodements raisonnables. Droit à la différence et non différence des droits, qui critique sévèrement cette notion juridique qualifiée de «logique individualiste des droits». «Tout en visant l’inclusion restreinte des immigrants à court terme, on ignore les objectifs d’intégration à long terme», dit-elle, ajoutant que le gouvernement a le devoir de financer adéquatement des programmes qui facilitent l’intégration économique des nouveaux arrivants, condition importante pour éviter la ghettoïsation.

Pour Yolande Geadah, deux pièges sont à éviter : le racisme («Les immigrants sont tous pareils») et le relativisme culturel («satisfaire toutes leurs revendications pour ne pas les stigmatiser»). Elle estime que les Québécois ont le droit d’exprimer un malaise face à des revendications qui remettent en question des valeurs démocratiques, comme l’égalité entre les hommes et les femmes. «Pour protéger l’espace public de l’empiètement du religieux, il faut rejeter certaines demandes concernant le port de symboles religieux dans les institutions, affirme-t-elle. Il faut refuser la séparation des sexes dans l’espace public, l’aménagement de salles de prière dans les écoles et l’application de principes religieux au plan juridique comme c’est le cas dans les tribunaux islamiques.»

Agusti Nicolau Coll est en faveur de la déconfessionnalisation des institutions, mais ne croit pas qu’il faille interdire pour autant toute manifestation du religieux dans l’espace public. «Pourquoi une dimension aussi importante que la religion devrait être confinée à la sphère privée? Dans une société pluri-religieuse, les institutions doivent s’adapter à la diversité tout en s’assurant que certaines demandes d’accommodements n’entravent pas leur fonctionnement», soutient-il. Instructeur d’une équipe de soccer dans ses temps libres, il n’interdirait pas à une joueuse musulmane de porter le foulard islamique si elle le désire.

«Ce qui m’inquiète surtout, c’est moins le fait de permettre à des jeunes filles de porter le hidjab à l’école, par souci d’inclusion, que l’augmentation du nombre d’écoles confessionnelles privées financées par l’État, dit Micheline Labelle. Ces écoles sont passées d’une trentaine, il y a quelques années, à une soixantaine aujourd’hui.»

Un pacte civique

Pour la directrice du CRIEC, le grand défi en matière d’intégration consiste à promouvoir un pacte civique commun à tous, fondé sur un socle de principes et de valeurs politiques fondamentaux auxquels les citoyens seraient invités à adhérer, en dépit de leurs différences : la laïcité, le français langue officielle, la résolution pacifique des conflits, le pluralisme, l’égalité entre les hommes et les femmes, le respect des droits fondamentaux de la personne, ainsi que celui des droits des autochtones et de la minorité anglophone. «Aucun accommodement ne devrait aller à l’encontre de ces valeurs. Et c’est autour d’elles que peuvent se rassembler des gens ayant une histoire et une culture différentes.»

L’ouverture au pluralisme peut se concilier avec la volonté d’affirmation culturelle et politique de la majorité franco-québécoise, affirme Éric Bédard, professeur d’histoire à la TÉLUQ. Mais les Québécois doivent mieux expliquer aux nouveaux arrivants qui ils sont, préciset- il. «Le message est souvent confus. On sabre dans les programmes de francisation, on crée un nouveau programme d’enseignement de l’histoire au secondaire qui insiste davantage sur l’histoire de la modernité occidentale que sur le récit national des Canadiens français. Ce n’est pas ainsi que l’on fera connaître aux néo-Québécois les grandes particularités de la société d’accueil, soit son histoire, sa culture et sa langue.»

Selon Jacques Beauchemin, si les Québécois doivent s’ouvrir au pluralisme, ils doivent aussi s’assumer, sans mauvaise conscience, et reconnaître dans leur histoire un parcours singulier et inachevé. «L’histoire est comme un train en marche et permet à ceux qui le veulent d’y monter depuis la gare de leur choix, avec leurs différences et leurs convictions. Il est parfaitement possible pour un Québécois qui n’est pas de souche canadienne-française de s’associer à l’histoire québécoise. Il pourra notamment y reconnaître un parcours qui, sans être le sien propre, évoque celui de tous les peuples minoritaires animés du désir de durer dans l’histoire.»

Le combat pour assurer la pérennité d’une société francophone en Amérique du Nord, le mouvement inachevé vers la sécularisation, le développement d’un projet politique national reposant sur une volonté d’autonomie ou d’indépendance… tous ces traits font partie de l’identité québécoise, note Micheline Labelle. Avec son collègue Éric Bédard, elle croit qu’un débat sur un éventuel projet de constitution québécoise, charte du vivre-ensemble, permettrait de rappeler ces particularités et de définir les valeurs collectives que le Québec veut se donner.

«Que partagent les Québécois et les immigrants? se demande Agusti Nicolau Coll. La Charte des droits et des libertés, c’est l’apéro, car un peuple n’est pas qu’une addition de droits individuels, dit-il. Il faut aussi le plat de résistance, soit la mémoire et la culture qui sont portées par chacun d’entre nous. Moi, j’ai commencé à comprendre ce qu’est le Québec en lisant la poésie de Gaston Miron.»