Les alcooliques ont certainement un problème de dépendance, mais ils ne sont pas malades, affirme Amnon Jacob Suissa. Le professeur de l’École de travail social, qui vient de publier une édition revue et augmentée de son livre, Pourquoi l’alcoolisme n’est pas une maladie (Fides), accuse le modèle biomédical de l’alcoolisme de créer des conditions propices aux comportements de déresponsabilisation. «Les gens se disent victimes d’un processus – la maladie, la pathologie –, sur lequel ils n’ont pas d’emprise, dit le professeur. En d’autres mots, c’est la substance qui les contrôle. Ils sont les objets d’une substance qui devient sujet. Pour moi, cela n’a pas de sens.»
Thérapeute familial, Amnon Jacob Suissa a oeuvré dans plusieurs milieux, y compris la Protection de la jeunesse, les centres de réadaptation, les CLSC, les organismes communautaires et les programmes de prévention des toxicomanies. C’est son expérience sur le terrain, mais aussi l’histoire d’un proche cousin, toxicomane réhabilité grâce au jogging et au yoga, qui l’ont amené à chercher ailleurs que dans le modèle biomédical une façon de comprendre le phénomène des dépendances.
«Le discours médical sur l’alcoolisme est très nord-américain», dit le professeur. Selon Amnon Jacob Suissa, il faut plutôt voir l’alcoolisme comme un phénomène multifactoriel. «Si plusieurs individus peuvent avoir en commun un problème de dépendance, chaque trajectoire personnelle et chaque sortie du cycle de dépendance est différente, dit-il. Réduire ce phénomène à une maladie, c’est un peu mettre en veilleuse les forces cachées des gens, de leurs proches et de leurs réseaux.»
Mouvements anonymes
Le professeur s’en prend tout particulièrement au discours des mouvements d’entraide anonymes, qui condamnent l’alcoolique à rester un alcoolique toute sa vie. «Quel type de citoyens produisons-nous quand nous mettons sur les gens une étiquette de malade à vie?» s’interroge le travailleur social. Selon lui, la médicalisation de l’alcoolisme est une modalité de contrôle social visant à produire «des citoyens dociles et utiles, comme dirait Foucault». Tout comme le sont les 12 étapes des mouvements anonymes, qui exigent de l’alcoolique qu’il reconnaisse son impuissance devant la substance et la toute-puissance d’un être supérieur.
«Quatre-vingt-quinze pour cent des gens développent des dépendances en réaction à des choses qui se passent dans leurs relations avec leur environnement, observe le professeur Suissa. L’alcoolisme, ce n’est pas un problème de substance. C’est un problème d’individu et de société. Mais cette interaction entre l’individu et l’environnement est évacuée dans le modèle médical.»
Le concept de maladie peut aider les personnes souffrant de dépendance à rechercher de l’aide et les Alcooliques Anonymes (AA) peuvent fournir un espace de socialisation et de solidarité, convient Amnon Jacob Suissa. «Mais ce n’est pas parce qu’on est abstinent qu’on a réglé ses problèmes.»
Réduction des méfaits
Selon lui, d’autres groupes d’entraide, qui n’interdisent pas une consommation modérée, permettent de miser davantage sur les forces et les compétences de chaque individu, sans tomber dans un système de croyances auquel il faut adhérer sans réserve. Dans la nouvelle version de son livre, Amnon Jacob Suissa a d’ailleurs ajouté un chapitre sur la réduction des méfaits, une approche qui vise à diminuer les conséquences néfastes de la consommation sur la santé et la situation socio-économique des gens, sans exiger l’abstinence totale.
«Cette approche s’inscrit en faux, voire à l’opposé du discours de la maladie, explique le professeur. Au Centre Dollard-Cormier, où on l’a adoptée, l’abstinence n’est pas une condition au traitement. On essaie d’explorer les appuis que l’individu peut recevoir de ses proches et de son réseau, on cherche à voir comment on peut améliorer ses conditions personnelles, familiales et sociales. Les thérapies doivent s’intéresser aux problèmes qui étaient là avant le problème de dépendance.»