Dans moins de 600 jours, la flamme olympique illuminera le ciel de Pékin pendant trois semaines. Une ville métamorphosée pour l’occasion, transfigurée en un temps record, affirme Anne-Marie Broudehoux, professeure à l’École de design.
Depuis 2001, le gouvernement chinois a lancé, en effet, une série de grands projets de construction destinés à transformer le paysage de la capitale chinoise. «L’objectif est de confirmer l’accession de Beijing au statut de ville mondiale et de légitimer des transformations urbaines d’envergure », explique Mme Broudehoux. Les Jeux Olympiques d’été de 2008 seront les plus spectaculaires de l’histoire, promet-on. Plus de 40 milliards $ sont investis dans leur préparation, trois fois la somme dépensée pour les Jeux d’Athènes en 2004.
Anne-Marie Broudehoux travaille actuellement à un ouvrage sur la mutation de la capitale chinoise. Elle a aussi remporté récemment le prix de l’International Planning History Society (IPHS) pour le caractère innovateur et original de son livre The Making and Selling of Post-Mao Beijing (éditions Routledge), qui décrit les transformations physiques et sociales de la ville depuis les années 80. «Comme d’autres grands centres urbains, Beijing cherche à se distinguer sur la scène internationale afin d’attirer les investisseurs et les touristes, précise Mme Broudehoux. Pour ce faire, elle tente de se doter d’une image qui lui est propre à travers le marketing urbain.».
Des coûts sociaux énormes
La Chine a déployé des efforts énormes au cours des 30 dernières années pour se hisser au rang de puissance mondiale. Et la rénovation urbaine a été un des principaux outils pour créer l’image d’une Chine nouvelle tournée vers le progrès. «Cette vison de la modernité et de l’urbanisation s’est inspirée de modèles asiatiques, comme ceux de Singapour ou de Hong Kong, fondés sur un État centralisé et autoritaire», souligne la jeune chercheuse.
Beijing a suivi les traces d’autres métropoles en exploitant une architecture dite de marque, celle qui porte la signature d’architectes étrangers de renommée mondiale. Pour attirer l’attention, elle a rivalisé dans la construction d’édifices toujours plus hauts, plus audacieux et plus avancés au niveau technologique.
Mais le prix à payer sur le plan social est lourd. Le patrimoine culturel et historique de la capitale chinoise a été détruit en grande partie, explique Mme Broudehoux qui rappelle que le gouvernement chinois ne vise qu’à conserver 2 % de la Vieille ville. En 2004, plus de 300 000 résidants du centre-ville ont été délogés et leurs maisons rasées. «Les compagnies de démolition embauchaient même des équipes d’éviction pour forcer les récalcitrants – les clous têtus, dans le jargon local – à libérer les lieux. Leur relocalisation a entraîné la dislocation de réseaux sociaux et la dissolution d’un vie communautaire.»
Après avoir connu des décennies de privation, les Chinois sont fascinés aujourd’hui par l’enrichissement personnel et la réussite professionnelle, soutient Mme Broudehoux. «L’État compte notamment sur les Jeux Olympiques pour faire vibrer la fibre patriotique, et aussi sur l’effet anesthésiant de leur spectacle pour détourner l’attention des problèmes sociaux et politiques auxquels la société chinoise est confrontée.»
L’équivalent de trois Manhattan
La transformation de Beijing en prévision des Jeux a coïncidé avec un boom immobilier sans précédent qui a modifié le paysage urbain à un rythme inégalé dans l’histoire de l’humanité, affirme la chercheuse. Les experts estiment qu’un milliard de pieds carrés d’espace destinés aux bureaux, aux commerces et aux logements seront construits entre 2006 et 2008, soit l’équivalent de trois Manhattan. Outre les projets et équipements sportifs bâtis spécialement pour les Jeux, la ville consacrera près de 7 milliards $ à la construction d’autoroutes, à l’extension des lignes du monorail et du métro, ainsi qu’a l’amélioration des rues et des parcs de la cité.
Bien que les constructions olympiques soient en grande partie financées par l’État, plusieurs équipements seront privatisés et exploités commercialement après les Jeux, dit-on. Les ventes des droits de commandite et de diffusion des Jeux devraient aussi engendrer d’importants revenus. Enfin, l’État peut compter sur plus d’un million de travailleurs migrants provenant des provinces qui travaillent jour et nuit, sept jours par semaine, pour un salaire moyen de 5 $ par jour.
Le spectacle offert par les préparatifs olympiques contribue à masquer les défaillances du passage accéléré de la Chine à une économie de marché, observe Mme Broudehoux. Passage accompagné d’inégalités sociales, de spéculation foncière et de corruption. Le revenu annuel moyen par habitant atteint à peine 1 000 $ et l’écart entre les revenus des populations urbaines aisées et ceux des paysans pauvres dépasse aujourd’hui celui qui existait avant la Révolution de 1949.
Selon Anne-Marie Broudehoux, «l’image renouvelée de Beijing incarne l’émergence d’une Chine modernisée où les inégalités éclatantes du capitalisme d’État ont remplacé la monotonie égalitariste du socialisme d’antan.»