Au centre-ville de Montréal, les firmes d’avocats, bureaux d’ingénieurs et sièges sociaux de grandes entreprises prennent d’assaut les tours à bureaux, rivalisant pour occuper les édifices les plus modernes, les étages les plus hauts ou les adresses les plus prestigieuses. Au coin des rues Mayor et St-Alexandre toutefois, à deux pas du Complexe des sciences Pierre-Dansereau, un petit quartier peuplé d’irréductibles résiste encore à l’envahisseur. Le quartier de la fourrure, où l’on travaille les peaux, confectionne les vêtements et attire les clients, fait partie du paysage depuis le tournant des années 1950. Malgré les soubresauts vécus par l’industrie du vêtement à Montréal, les entreprises spécialisées dans la fourrure maintiennent le cap et tirent admirablement bien leur épingle du jeu.
Les professeurs Juan-Luis Klein, du Département de géographie, Diane-Gabrielle Tremblay, de la TÉLUQ, Jean-Marc Fontan, du Département de sociologie, en collaboration avec l’étudiante Nathalie Guay, viennent de publier un article intitulé «L’exceptionalité de la fourrure dans une industrie du vêtement à la dérive», dans les pages du International Journal of Entrepreneurship and Innovation Management. «Depuis le 1er janvier 2005, les mesures protectionnistes qui défendaient l’industrie vestimentaire [Accord multifibres] n’existent plus», souligne Juan-Luis Klein, spécialiste de la géographie économique. «La compétition venant de la Chine, du Bangladesh ou d’autres pays où la main-d’oeuvre est bon marché a fait très mal au Canada. La fourrure constitue un cas d’exception. L’industrie est en croissance, innove et exporte. Il n’est pas question de soustraiter une partie de la production à l’étranger.»
Les fabricants de fourrure sont pourtant confrontés depuis plus longtemps que le reste de l’industrie vestimentaire à la concurrence internationale. En effet, ils n’ont jamais été protégés en vertu de l’Accord multifibres. Les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et les différents traités de libre-échange les ont rapidement exposés à l’assaut des nouveaux exportateurs, russes ou chinois notamment. Qu’à cela ne tienne. Le Canada occupe le 7e rang au palmarès des pays exportateurs, une position qui serait en progression. L’essentiel des activités canadiennes sont concentrées à Montréal, où 172 entreprises vivent de la production ou du commerce de la fourrure.
Le secret : la cohésion
Pour percer le secret de l’industrie, l’équipe de l’UQAM a visité plusieurs usines et boutiques du quartier. Elle s’est entretenue avec des pelletiers, des designers, des tailleurs, des vendeurs. «D’emblée, nous avons été marqués par la cohésion qui existe non seulement entre les membres d’une même entreprise, mais entre les entreprises elles-mêmes, raconte Diane-Gabrielle Tremblay. Le rôle très dynamique joué par le Conseil canadien de la fourrure a énormément contribué au développement de cette cohésion.» Alan Herscovici, qui dirige le Conseil, est en effet reconnu et respecté dans le milieu pour son leadership exceptionnel.
C’est sous son influence que l’industrie a choisi de se concerter pour lancer deux grandes marques collectives : FurWorks et Beautifully Canadian. Chaque marque profite d’importantes campagnes de marketing. La stratégie a eu beaucoup plus d’impact que si les manufacturiers avaient choisi de lancer de façon indépendante plusieurs petites marques, en compétition les unes avec les autres. «Les entreprises participantes ont retenu les designers les plus modernes pour concevoir les vêtements, poursuit Mme Tremblay. Leurs produits tranchent avec les manteaux amples qui descendent jusqu’aux chevilles. Ces deux marques sont devenues des références.» L’industrie montréalaise, de concert avec le Conseil canadien de la fourrure, a aussi mis sur pied un salon international de la fourrure à Montreal (le North American Fur & Fashion Exhibition – NAFFEM), un événement phare qui attire des producteurs et des acheteurs des quatre coins du monde.
Comment les producteurs de fourrure sont-ils arrivés à mettre de côté leurs différends pour unir leurs efforts et conquérir ensemble le marché étranger? «La proximité physique est un élément de la réponse, explique Juan-Luis Klein. Les donneurs d’ordre et les sous-traitants se côtoient depuis des années. Ce rapprochement favorise l’échange d’informations et d’idées. Sans parler du facteur ethnique. Le fait que l’industrie soit essentiellement composée de Québécois d’origine grecque aide à la cohésion du milieu.»
Le facteur ethnique
En effet, l’histoire de la fourrure à Montréal est intimement liée à l’immigration. Un premier contingent d’immigrants juifs spécialisés dans le domaine s’est installé à Montréal au début du XXe siècle. Au cours des années 1930, plusieurs maîtres-fourreurs venus de Leipzig, en Allemagne, sont venu grossir leurs rangs. Après la Guerre de 39-45, ce fut au tour des Grecs de s’impliquer dans la transformation et la vente de la fourrure. Montréal a accueilli des immigrants en provenance de la région de Kastoria, spécialisée dans la fabrication de la fourrure. Les manufacturiers grecs, lorsqu’ils avaient du mal à trouver des travailleurs qualifiés, les faisaient d’ailleurs venir directement de Kastoria. Les Juifs et les Grecs se sont partagé le marché jusqu’à ce que les Juifs se retirent, dans les années 1980.
L’industrie saura-t-elle résister à l’épreuve du temps et continuer à prospérer dans son petit district du centreville? Pas si sûr. Des cinq édifices industriels qui formaient initialement le quartier de la fourrure, un premier a été converti en condominium il y a cinq ans. Restent le Gordon Brown (au 390 et 400 de Maisonneuve Ouest), le Albee (au 366 Mayor), le Sommer (au 461 de Maisonneuve Ouest) et le Sternthal (au 1435 St-Alexandre). L’an dernier, les gestionnaires du Gordon Brown ont entrepris d’importants travaux de restauration. Du coup, les loyers ont grimpé et plusieurs producteurs de fourrure ont dû quitter les lieux. Le même sort pourrait attendre ceux qui restent. La grande entreprise multimédia A2M a déjà déménagé ses pénates au Sommer.
Les fourreurs qui se retrouvent à la rue se dirigent en majorité vers la rue Chabanel, rejoindre d’autres entreprises du vêtement. Cette division de la communauté soulève des inquiétudes. «L’industrie risque de perdre une partie de la cohésion qui fait sa force, craint Juan-Luis Klein. En plus, elle pourrait perdre une belle vitrine. Ses étalages au centre-ville attirent les touristes tout comme les travailleurs. Les commerçants pourraient toujours séparer la vente de la production, mais encore une fois, on risque de miner la cohésion de l’industrie.»